Réforme et fiscalité: le contre-argument

Dans un précédent billet, je rapportais la proposition de l’historien turc Tahsin Görgün de considérer l’Empire ottoman comme un modèle aux origines de la modernité européenne. Au sein de la réflexion qu’il propose, on retrouve l’élément de la critique de la fiscalité romaine, dont j’avais dit que j’avais déjà commencé à y réfléchir. D’après Görgün, les progrès de l’Empire ottoman en Europe avaient suscité une réaction chrétienne menée par l’Église romaine, qui avait levé des impôts pour financer la croisade. L’alourdissement consécutif de la fiscalité ecclésiale en Allemagne, où elle ne pouvait pas être récupérée par une monarchie forte, comme c’était le cas en France, en Angleterre ou dans la péninsule ibérique, aurait entraîné un appauvrissement de l’Allemagne au profit de Rome. Ce serait donc en réaction à ces lourdes charges que la Réforme aurait éclaté, comme une révolte antifiscale contre Rome1. J’ai déjà discuté dans le précédent billet de différents éléments pour et contre cette thèse. Je souhaiterais maintenant revenir sur le fait que la question est déjà débattue. Déjà en 1968, dans son ouvrage classique sur la naissance de la réforme, Delumeau se positionnait sur cette question en donnant un avis de poids :

Est-il vrai encore que l’or d’Allemagne et d’Angleterre, partant de façon massive vers Rome et appauvrissant les pays ultra-montains, enrichissait au contraire toute l’Italie, qui aurait eu dès lors intérêt à la continuation d’un tel état de choses ? En pays protestant, les populations l’ont cru et la propagande réformée, au XVIe siècle, l’a affirmé. Mais cette accusation aurait été beaucoup plus fondée vers 1350 qu’en 1520. À l’époque de la Renaissance en effet les revenus annuels de la Papauté avaient beaucoup baissé. Ils ne dépassaient guère 350 000 ducats d’or sous Jules II, la plus grande partie provenant d’ailleurs du « domaine temporel ». Tout compte fait, le Pape n’était guère plus riche que l’État florentin.2

Delumeau connaissait bien cette question, lui qui, quelques années auparavant, déposait une thèse sur la vie économique à Rome. Au surplus de sa thèse, il indiquait une « impression concordante » de la part de P. Partner, dans un article intituler « The Budget of the Roman Church in the Renaissance Period », qui signalait également un déclin des revenus romains. L’argument est de taille, bien que ces impressions fondées sur une étude du budget romain peuvent avoir été aveugle à des mécanismes plus indirects, une fiscalité qui, par exemple, serait prélevée par l’Église sans cependant atterrir dans les coffres de Rome.

Mais surtout, cette contre-argumentation soulève un problème sérieux : comme l’indique Delumeau, les Allemands ont bel et bien cru à la lourdeur des prélèvements romains. Dans L’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520) Luther tempête sans arrêt contre les multiples subterfuges utilisés par le Pape pour soustraire de l’argent aux fidèles, ruinant la nation allemande. Voici un extrait parmi d’autres :

Quand on reparle de faire la guerre contre les Turcs, ils envoient une délégation pour ramasser de l’argent ; combien de fois aussi n’ont-ils pas promulgué des indulgences, toujours sous couleur de faire la guerre contre les Turcs, car ils pensent que les Allemands resteront indéfiniment des archifous fieffés qui ne cesseront pas de donner de l’argent et alimenteront leur cupidité sans nom, bien qu’ils viennent clairement que ni les Annates, ni l’argent des indulgences, ni aucun autre, que pas un heller n’est employé contre les Turcs, mais que tout tombe dans le sac qui n’a pas de fond. Ils mentent et dupent, ils contractent et concluent avec nous des traités que pas une seconde ils ne songent à respecter.3

L’Appel à la noblesse est rédigé à une époque critique de la vie de Luther où, condamné par le Pape, il cherche à mobiliser des alliés en sa faveur. Sa stratégie est de miser sur un concile, réuni par les princes séculiers, qui réformerait l’Église en y réduisant les pouvoirs pontificaux. Puisqu’il en appelle en particulier à la noblesse allemande, Luther insiste beaucoup sur des thèmes qui paraissent moins spirituels, mais qui interpellent davantage ses alliés potentiels. La critique de la fiscalité romaine, il ne l’a pas inventée. Il est vraisemblable qu’il ait puisé la majorité de ses arguments dans un traité publié quelques mois plus tôt par un humaniste allemand, Ulrich Von Hutten. Dans ce traité qui eut une bonne diffusion, le Vadiscus ou la triade romaine, Hutten menait une charge à fond de train contre la Papauté. Hutten, du reste, n’en était pas à son coup d’envoi, puisqu’il avait déjà publié les Inspicientes (les Spectateurs), un dialogue où il critiquait la corruption du pape Léon X4. Cependant, il ne semble pas avoir disposé de thèse théologique systématique comme Luther. Ce que ce dernier fit, ce fut de joindre les arguments patriotiques de Hutten à une théorie théologique, le sacerdoce universel, qui donnait une légitimité religieuse aux aristocrates allemands, justifiant ainsi la mobilisation. Pierre Chaunu a souligné l’importance de l’argument antifiscal dans le ralliement à Luther.

Tous ceux que blessent la fiscalité pontificale et ses alliés allemands se rassemblent. Les voilà dressés contre l’intrusion des étrangers […], dans le mépris des agents italiens, sûrs d’une supériorité culturelle qui n’est peut-être plus aussi vraie et que ne compense pas, comme en France, la puissance politique, réunis dans une profonde solidarité territoriale5.

Comme l’a indiqué Delumeau dans la citation ci-haut, il est clair que les populations allemandes et en particulier les réformés ont cru en la lourdeur excessive des charges imposées par l’Église. Mais, si Delumeau et Partner ont raison sur le déclin des revenus pontificaux à la même époque, de deux choses l’une : ou bien le prélèvement ne parvient pas jusqu’à Rome, ou bien ce prélèvement n’existe pas, mais quelque chose entretient l’illusion qu’il existe et est excessif. La question sera alors, selon l’hypothèse qui se confirme : où va l’argent ? Ou bien : quel est ce quelque chose qui entretient cette croyance ?

L’affaire est décidément plus complexe que ce que suggère la première approche.

La référence, blablabla…

Les deux sources signalées par Delumeau, afin de mieux comprendre son raisonnement et ses limites :

Jean Delumeau, Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle.

P. Partner, « The ‘Budget’ of the Roman Church in the Renaissance Period », dans Italian Renaissance Studies, Londres, 1960.

Notes

1Tahsin GÖRGÜN, « The Ottoman State as a Factor In the Sociopolitical Formation of Europe », in The Great Ottoman-Turkish Civilization 3. Philosophy, science and Institutions, par Kemal ÇIÇEK (Yenî Türkiye, 2000), 61‑72.

2Jean DELUMEAU, Naissance et affirmation de la Réforme (Paris: Presses Universitaires de France, 1968), 271.

3Martin LUTHER, Les grands écrits réformateurs (Paris: GF-Flammarion, 1992), 125.

4Peter BURKE, La Renaisance européenne (Paris: Seuil, 2000), 114‑15.

5Pierre CHAUNU, Le temps des Réformes, Histoire religieuse et système de civilisation, Pluriel histoire (Paris: Fayard, 1975), 443.

La dispute de Zurich et quelques autres

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les disputes, comme l’un des moyens de diffusion de la Réforme protestante. Au coeur de cette brève, il y avait la dispute de Lausanne, telle que la rapportait Bernard Cottret.

Voici maintenant un extrait relatant les disputes de Zurich et résumant leurs conséquences, tout en évoquant quelques autres événements du même types ayant été tenus à l’époque. L’extrait provient de la synthèse sur le guerres de religion coécrite par David El Kenz et Claire Gantet, le premier étant spécialiste des guerres de religion françaises, la seconde de la Guerre de Trente Ans, en particulier de la mémoire allemande de cette guerre.

L’adoption de la Réforme par la cité de Zurich, en 1523, fait basculer une trentaine de cités helvétiques et allemandes. Le clerc Huldrych Zwingli (1484-1531) en appelle au Conseil de ville pour trancher le conflit religieux avec l’évêque de Constance. Devant le refus par l’évêque de toute intervention politique, le Conseil convoque, en janvier 1523, une dispute entre Zwingli et le vicaire général Johann Fabri devant 600 personnes. Il adopte le programme du premier, rédigé en Soixante-sept thèses et axé sur la supériorité de l’Écriture sur l’Église visible. Après une série d’actes iconolastes, une seconde dispute a lieu, en octobre 1523, devant 800 personnes, sur le seul thème, cette fois, des images et de la messe. Aux yeux de la hiérarchie romaine, ce type de dispute est une « révolution » car la communauté civique s’arroge le droit de décider en matière doctrinale, privilège ecclésiastique. À l’inverse, pour les Zurichois, la dispute émane de l’institution médiévale des assemblées communales et ecclésiastiques, qui toutefois ne se réfère plus qu’à l’autorité de la Bible. L’utilisation de la langue vernaculaire, l’exposition des thèses, propres à souligner les divergences, l’appel exclusif aux Écritures et la volonté d’une décision municipale placent l’Église catholique en position défensive face à l’idéal communautaire exalté par le s réformateurs: la dispute se réduit à un rituel public, sous forme d’une conjuration urbaine, qui officialise le choix de la Réforme. Considérée comme une décision prise à l’unanimité, l’orientation nouvelle engage dorénavant l’ensemble des citoyens. Les assemblées d’Obberbüren (1528) et de Kesswil (1529) qui rejettent le protestantisme sont exceptionnelles.

Les disputes ont été au coeur du commencement de la Réforme. L’extrait, cité dans l’autre billet, de Bernard Cottret, indique bien qu’elles dérivent en partie de la forme universitaire du débat. Elles s’observaient aussi au Moyen Âge, entre tendances opposées au sein du christianisme, ou entre chrétiens, juifs et musulmans là où ces différences religions étaient représentés. Les 95 thèses de Luther empruntent elles-même à la forme des débats universitaires de l’époque.

L’une des premières disputes significatives dans la diffusion de la Réforme fut celle de Leipzig, qui avait été organisée entre Eck, le vice-chancelier de l’université d’Ingolstadt, défenseur de la hiérarchie et de la tradition catholique, et Carlstadt, l’un des plus fervents disciples de Luther à ce moment. Voici comment Delumeau voit celle-ci.

La Dispute de Leipzig (juillet 1519) amena la rupture. Eck devait s’y mesurer avec Carlstadt, un des tout premiers disciples de Luther. Mais le professeur d’Ingolstadt ayant pris facilement l’avantage sur Carlstadt dans une discussion sur le lbire arbitre, Luther remplaça son ami. Les deux adversaires étaient maintenant de taille. Eck connaissait admirablement les Pères et les décrets des conciles, Luther possédait très bien les Écritures. L’un avait « une voix puissante et une mémoire prodigieuse »; l’autre « une voix claire et coupante, la parole abondante, riche de pensées et d’expressions, le ton tour à tour agressif, méprisant, impétueux, mordant ». Eck chercha moins à convaincre charitablement son antagoniste qu’à pousser vers des positions extrêmes le « docteur hyperbolique » [Luther] qu’il « était facile d’entraîner aux excès ». Rappelant le conflit qui, dans l’Église primitive, avait opposé Paul à Pierre, Luther conclut: 1º Que Paul était alors indépendant de Pierre, qui n’était donc pas le pasteur de toute l’Église apostolique; 2º Que Pierre n’était pas infaillible, puisque Paul l’avait convaincu d’erreur. Insistant d’autre part sur la fausseté de la donation de Constantin, l’Augustin [aka Luther, qui était issu de l’ordre des augustins] attaqua le pouvoir temporel des papes. Mais Luther précédemment avait fait appel au concile. Eck l’amena à reconnaître que le concile de Constance avait condamné des formules que lui, Luther, tenait pour chrétiennes, entre autres celles-ci: « Il n’est pas nécessaire au salut de croire que l’Église romaine est supérieure aux autres. » Alors à quoi bon l’appel au concile?

Rentré à Wittenberg, Luther chercha une justification à l’attitude qu’il avait adopté à Leipzig. Il la trouva dans la Première Épître de saint Pierre (I,9):

« Vous (Chrétiens), vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est formé, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelé des ténèbres à une admirable lumière ».

C’est la théorie du sacerdoce universel. Désormais, sans nier l’utilité de toute hiérarchie, Luther ne verra plus de différence de nature entre prêtres et fidèles. Et si un simple fidèle est illuminé par l’Esprit, il en sait plus que tous les conciles. 

Au-delà du récit des événements et de l’importance respective de chacune des disputes rapportées dans ces différents extraits, on notera la différence de traitement selon les historiens. Cottret, El Kenz et Gantet mettent l’accent sur le système de la dispute, son cadrage et le passage d’un milieu contrôlé (universitaire, notamment) à un milieu hors du contrôle ecclésiastique (l’assemblée des fidèles). Quand on réfléchit à ce qu’implique l’analyse proposée par El Kenz et Gantet, on réalise que le dispositif de la dispute de Zurich était subversif, même si d’aventure la représentation catholique l’avait emporté, car le jugement final, prononcé par les représentants civils, contrevenait à l’autorité de la hiérarchie catholique. Autant dire que le format n’était pas neutre. Delumeau traite bien autrement la dispute de Leipzig. Il est vrai que, se situant au commencement du processus, elle ne montre pas les mêmes rapports de force. Cottret décrit la dispute de Lausanne, bien plus tardive, comme un dispositif de propagande bien rodé par les partisans de la Réforme. Au contraire, à Leipzig, les catholiques avaient pu imposer un de leurs poids lourds face à un théologien mal préparé (Carlstadt) et contraint Luther à faire évoluer ses doctrines pour faire face à ses contradictions. C’est justement sur ce point que le traitement de Delumeau se différencie de ceux des autres historiens cités : en historien qui n’a jamais caché son engagement chrétien, Delumeau s’intéresse davantage à la dimension doctrinaire de la dispute et décrit fort peu le dispositif qui l’a encadré, ne laisse pas savoir qui l’organisait ni qui devait juger du résultat.

Bibliographie

DELUMEAU, Jean. Naissance et affirmation de la Réforme. Paris: Presses Universitaires de France, 1968.
EL KENZ, David, and Claire GANTET. Guerres et paix de religion en Europe aux XVIe-XVIIe siècles. Paris: A. Colin, 2010.

Renaissance et Réforme: l’avis de Peter Burke

À la fin du dernier mois de novembre, j’avais écris un billet sur la relation complexe de Luther avec l’humanisme. J’y rapportais notamment l’avis de Jean Delumeau, selon lequel, en raison de sa théologie du péché originel, les protestantismes étaient des antihumanismes. Selon lui, cela pouvait être corroboré par le faible nombre d’humanistes étant passés à la Réforme. Aujourd’hui, en complément de ce précédent billet, le son de cloche différent de Peter Burke, qui défend la thèse inverse.

[…] nous constatons que certaines des grandes figures de la Réforme approuvaient la Renaissance et considéraient ses acteurs comme leurs précurseurs. Luther estimait que c’était Dieu qui avait fait revivre l’hébreu, le grec et le latin (via la diaspora grecque de 1453), à des fins évangéliques, et encourageait son ami Melanchthon à enseigner les humanités à l’université de Wittenberg. Ulrich von Hutten publia en 1517 le traité de Lorenzo Valla sur la « Donation de Constantin », pour en faire une arme dans le conflit entre Luther et le pape. Zwingli et Calvin avaient tous deux reçu une solide éducation humaniste avant de devenir protestants. Calvin, par exemple, commença sa carrière intellectuelle par un commentaire sur le traité de Sénèque De la clémence. Critique féroce du néoplatonisme qui avait cours dans le cercle de Marguerite de Navarre, Calvin n’en cite pas moins plusieurs fois Platon dans son oeuvre majeure, L’Institution de la religion chrétienne. Son disciple Théodore de Bèze louait François Ier d’avoir ressuscité l’hébreu, le grec et le latin, « les portières du temple de la vraie religion » .

Comme je l’ai indiqué, la thèse défendue par Burke, celle d’une continuité entre humanisme et protestantisme, est la plus intuitive et la plus aisée à comprendre. Les arguments de Delumeau demeurent essentiels pour prendre une distance prudente et critique face à cette thèse et en voir les limites. Mais l’extrait de Burke montre notamment l’insuffisance des exemples donnés par Delumeau lorsqu’il s’agit de prétendre que peu d’humanistes sont passés à la Réforme.

Voilà une situation où le lecteur aura à s’interroger sur le guide qu’il suivra.

Bibliographie

BURKE, Peter. La Renaisance européenne. Paris: Seuil, 2000.

Luther et l’humanisme: une relation compliquée

Il n’est pas question dans ce court billet de présenter systématiquement le débat sur les liens entre Luther et l’humanisme ni d’y apporter des éléments de réponse particulièrement originaux. Uniquement quelques éléments épars piochés à droite ou à gauche, convergeant sur un thème commun, celui du lien entre humanisme et luthéranisme. Il n’y a par conséquent pas de prétention non plus à livrer une conclusion définitive.

On a beaucoup parlé des liens de Luther et de l’humanisme. À l’époque même, plusieurs contemporains ont vu des liens de causalité entre humanisme et réforme. « Érasme a pondu l’œuf que Luther a couvé » — le beau mot origine, semble-t-il, des franciscains de Cologne : il est repris un peu partout . En Espagne comme en Italie, ses ennemis firent à Érasme une réputation de luthérien . L’application de la méthode philologique, le désir acharné des humanistes de retourner aux sources, de nettoyer la Bible des scories des multiples traductions, ne serait-elle pas une source de la doctrine du sacerdoce universel de Luther ? De même, la critique que Lorenzo Valla fit de la Donation de Constantin, démontrant que la possession des États pontificaux par le pape reposait sur une falsification, rendit ses écrits populaires auprès des protestants.

Du point de vue spirituel, nombres d’humanistes, notamment Érasme et Lefebvre d’Étaples, ont adhéré à un « évangélisme », une spiritualité chrétienne privilégiant les évangiles sur les autres textes bibliques, un autre point qui se retrouverait chez les réformés.

L’association entre humanisme, notamment sa version érasmienne, et le luthéranisme n’est donc pas complètement farfelue. On y adhère aisément. C’est même la manière dont, si je me fie aux copies d’examen, mes étudiants comprennent le plus facilement le rapport entre les deux.

Cependant, des historiens, comme Jean Delumeau, voient dans le protestantisme d’un Luther ou d’un Calvin un anti-humanisme. L’humanisme serait foncièrement optimiste sur la nature humaine : les théologies des humanistes n’insisteraient pas sur la doctrine du péché originel et lui donneraient peu d’importance. Au contraire, Luther a mis le péché originel au centre de sa théologie ; sa doctrine de la grâce (Dieu seul sauve le chrétien et les œuvres n’y sont pour rien) en découle. La doctrine de la prédestination de Calvin également. Vu l’importance de ces doctrines respectivement chez les humanistes et chez les protestants, Delumeau estime qu’elles étaient difficilement conciliables. Les humanistes ayant adhéré à la Réforme, comme Philipp Melanchton et Ulrich Zwingli, lui paraissent être l’exception plutôt que la norme. Les autres humanistes, soit restèrent au sein de l’Église catholique (Érasme, More, Lefèvre d’Étaples), soit apparurent comme des dissidents au sein des ensembles protestants (Miguel Servet) . Ce sont ces enjeux qui ont été au cœur de l’affrontement direct entre Érasme et Luther, écrivant respectivement, l’un contre l’autre, les traités Du libre arbitre et Du serf arbitre .

D’ailleurs, bien que Luther fut lecteur de théologie à l’université de Wittenberg, un foyer d’humanisme où il rencontra Philipp Melanchton, sa vision des textes de l’antiquité et du rapport à la lecture ne semble pas bien proche de l’idéal humaniste, lorsqu’on lit L’appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520), l’un de ses principaux traités réformateurs :

Les Universités auraient aussi bien besoin d’une bonne et solide réforme. Il faut que je le dise, s’en irrite qui voudra. […] que sont les Universités, tant que ne seront pas changées les dispositions actuelles, sinon comme le dit le livre des Macchabées [2 Macc. 4,9,12] des « gymnasia epheborum et graecae gloriae » où l’on mène une existence indépendante, où l’on n’enseigne guère la Sainte Écriture ni la foi chrétienne et où le maître aveugle et païen Aristote règne seul, ayant le pas même sur le Christ ? Je conseillerais alors que les livres d’Aristote, la Physique, la Métaphysique, le Traité de l’âme, l’Éthique qui jusqu’à présent ont été tenus pour les meilleurs soient purement et simplement supprimés ainsi que tous ceux qui se targuent de traiter des choses naturelles, alors qu’on ne peut en tirer aucun enseignement, ni sur les choses naturelles, ni sur les spirituelles, qu’en outre personne n’a pu jusqu’à présent saisir ce qu’il voulait dire et bien que tant d’heures et d’âmes nobles se soient vainement dépensées en travail, en études et en frais superflus. […] J’en ai le cœur marri, quand je pense qu’en sa malice et son orgueil ce maudit païen a réussi à séduire avec ses paroles trompeuses tant d’excellents Chrétiens ; ainsi Dieu s’est servi de lui pour nous châtier à cause de nos péchés » .

Il ne faut pas forcément y voir une tendance rigoureusement absente chez les humanistes. Ces derniers, pour la plupart fervents chrétiens, ont été à la fin du XVe siècle et au début du XVIe traversé de courants de prudence dans le maniement des lettres païennes . Érasme, par exemple, rappelait que les livres anciens devaient servir, en fin de parcours, à être un meilleur chrétien, à cultiver sa vertu et son amour. Il posait pour principe général que « si toute science peut être reliée au Christ, l’une y conduit par une voie plus directe que l’autre. C’est d’après cette fin que tu dois mesurer l’utilité ou le danger de toutes les choses intermédiaires. » Il poursuivait avec un passage éloquent:

Tu aimes les lettres. Bravo, si c’est pour le Christ. Mais si tu ne les aimes que pour le savoir, tu restes arrêté là d’où tu aurais dû te mettre en marche. Si tu recherches les lettres pour qu’avec leur aide tu comprennes plus clairement le Christ caché dans les Saintes Lettres, pour que l’ayant compris tu l’aimes, l’ayant compris et aimé tu le fasses connaître ou en jouisses, prépare-toi à l’étude des lettres ; mais ne va pas au-delà de ce qui sera à ton avis utile pour avoir un esprit attaché au bien. Si tu as confiance en toi-même et espères un grand profit dans le Christ, continue comme un audacieux marchand ton voyage encore plus loin dans les lettres des païens et transforme les richesses des Égyptiens en ornement pour le temple du Seigneur. Mais si tu crains plus de perte que tu n’espères de profit, reviens à la première règle, connais-toi toi-même et mesure-toi à ton aune. Il vaut mieux moins de science et plus d’amour que plus de science et point d’amour .

Mais jamais Érasme n’alla aussi loin que recommander qu’on bannisse simplement ces lettres, comme Luther le faisait. Érasme restait un humaniste, qui aimait et souhaitait préserver les lettres anciennes. Luther, qui avait lu Aristote, s’en méfiait. Il participait de la culture humaniste, mais pas de leur sensibilité. Dans l’Appel à la noblesse de Luther, on retrouve même ici et là des rapprochements avec les humanistes. Ainsi, si on devait lire Aristote, il faudrait que ce soit pour former des prédicateurs et qu’on le lise « sans scolies », sans commentaires .

Mais plus loin encore, il écrivait ceci :

Quant aux livres, il faudrait aussi en réduire le nombre et choisir les meilleurs, il ne faudrait pas non plus lire beaucoup, mais lire de bonnes choses et les lire souvent, si peu que ce soit, voilà qui rend savant dans la Sainte Écriture et pieux en même temps. Il faudrait même [ne] lire les écrits de tous les Saints Pères que pendant quelque temps pour être initiés, grâce à eux, à la Sainte Écriture ; nous ne les lisons maintenant que pour nous y arrêter et nous n’entrons jamais dans l’Écriture, ainsi nous ressemblons à ceux qui regardent les indications des chemins et ne font quand même jamais le chemin » .

Le trait qui est au cœur de la sensibilité humaniste, l’amour des lettres anciennes, ne semble décidément pas être partagé par Luther. Tout au plus dira-t-on qu’ils sont le fruit d’un même temps et répondent à des questions communes.

Bibliographie

BATAILLON, Marcel. Érasme et l’Espagne [1937]. Genève: Librairie Droz S.A., 1991.
BURKE, Peter. La Renaisance européenne. Paris: Seuil, 2000.
DELUMEAU, Jean. Naissance et affirmation de la Réforme. Paris: Presses Universitaires de France, 1968.
ÉRASME, Didier. Érasme: oeuvres choisies. Paris: Librairie Générale Française, 1996.
JOUANNA, Arlette. La France de la Renaissance. Paris: Perrin, 2009.
LUTHER, Martin. Les grands écrits réformateurs. Paris: GF-Flammarion, 1992.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue pour ce billet:

J.-C. MARGOLIN, « Érasme et Luther ? Érasme ou Luther ? Une problématique toujours ouverte », dans: Luther et la réforme. Du Commentaire de l’Épître aux Romains à la Messe allemande, éd. J.-M. Valentin, Paris, Desjonquères, p. 207-228.

Un article où j’ai repérée cette référence: http://rsr.revues.org/1981

Diffuser la Réforme

Puisque ces temps-ci, je révise un peu les notes que j’ai prises à l’occasion de cours que j’ai déjà donnés, je retombe sur quelques bricoles intéressantes. Comme je l’ai dit récemment, j’essayais en donnant mon cours d’Europe moderne de donner à mes étudiants le moyen de reconstituer après coup certaines choses que j’affirmais dans mon cours. Au moment d’enseigner la Réforme, quelques extraits renvoyaient à l’ouvrage de Bernard Cottret, Histoire de la Réforme protestante, récent, accessible et citant nombre de sources, qui tente une histoire de la Réforme sous l’angle d’une triple biographie, Martin Luther, Jean Calvin et John Wesley. L’extrait suivant provient de la partie sur la vie de Jean Calvin et illustre l’une des méthodes qui furent employés par les propagateurs de la Réforme pour gagner à leur cause les populations de certaines villes et régions. Trois mois après que Calvin se soit établi à Genève, du 1er au 8 octobre 1536, Calvin fut envoyé à Lausanne, à titre de représentant de Genève, pour débattre avec des contradicteurs catholiques des mérites comparés de la Réforme et du catholicisme. Cottret commente:

Débat contradictoire, dans la lignée de la disputatio universitaire médiévale. Mais depuis Luther, et plus encore, depuis Zwingli, cet exercice rhétorique avait permis aux protestants, rompus à la dialectique, de gagner de nombreuses cités, voire des régions entières. Zurich, Berne et Genève avaient connu leur dispute, véritable acte inaugural de la Réforme. La dispute était du reste sortie du cadre universitaire et apparaissait de plus en plus comme une véritable confrontation. Les populations entières étaient convoquées, à la demande des magistrats, déjà convaincus, pour assister à la défaite rhétorique du catholicisme romain. La recette est simple. Prenez deux ou trois partisans de la Réforme, particulièrement brillants, et opposez-les à un quarteron d’ecclésiastiques un peu dépassés par les événements, et obligés de s’exprimer en un allemand ou un français accessibles aux masses. Précisez les règles du jeu: le recours à l’Écriture. Et vous êtes sûr du résultat. Le duel est inégal; la « vérité évangélique » ne  peut que l’emporter là où il n’y a plus d’argument d’autorité. Du moins est-ce ainsi que l’on percevait, côté protestant, la situation. » 

Dans les guerres idéologiques, comme dans les guerres tout court, mieux vaut ne pas laisser de chance à l’adversaire!

Bibliographie

COTTRET, Bernard. Histoire de la Réforme protestante. Luther, Calvin, Wesley, XVIe-XVIIIe siècle [2001]. Paris: Perrin, 2010.

Référence que je n’ai pas lu et aurait dû lire pour ce billet:

É. Junod (dir.), La Dispute de Lausanne, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 1988.