L’invention de la culture

Comme je l’ai indiqué dans mon compte-rendu de la première partie du Procès de civilisation de Norbert Elias, au début du XXe siècle, Elias constatait que les Français et les Allemands s’opposaient sur la manière dont ils exprimaient leurs nationalismes, les premiers en vantant leur « Civilisation », les seconds en vantant leur « Kultur ». Les uns et les autres reconnaissaient civilisation et culture comme des valeurs positives, mais les hiérarchisaient différemment posant l’une comme valeur essentielle, l’autre comme valeur secondaire. Ils en étaient venus également à comprendre ces hiérarchisations différentes comme des oppositions nationales. Le travail de Norbert Elias s’est construit comme une problématisation de cette opposition : il fallait, d’une part, en venir à comprendre comment chacune des deux sociétés en était venue à poser l’une de ces deux valeurs comme supérieure à l’autre et, d’autre part, comprendre comment la notion de « civilisation » en était venue à être comprise dans son sens actuel. Pour un résumé plus développé de cette analyse, je vous invite à lire le billet en question. Pour le billet actuel, ce que je veux relever, c’est que l’entreprise d’Elias prend son point de départ dans l’opposition de deux concepts (culture et civilisation) pour ne finalement livrer que la sociogenèse de l’un d’entre eux, celui de civilisation . Il y aurait donc lieu de compléter, et sans doute nuancer, l’analyse d’Elias par une entreprise équivalente sur la sociogenèse du concept de culture. Pour l’espace d’un billet de blogue, je noterai modestement quelques jalons d’une histoire du concept, principalement à partir de celle que laisse entrevoir Guy Rocher dans son Introduction à la sociologie générale , lui-même se fondant sur une étude détaillée intitulée Culture : A Critical Review of Concepts and Definitions.

On peut retracer l’origine du concept de culture dans le français de l’époque moderne. Ce mot signifiait, depuis le Moyen-Âge, « le culte religieux » et « culturer » pour cultiver la terre. Au XVIIe siècle, « culture » signifiait le travail de la terre, et par extension « faire pousser » quelque chose, notamment « la culture des lettres » ou « la culture des sciences ». À partir du XVIIIe siècle, les compléments tombent et on l’emploie de manière générale pour la formation de l’esprit. Un peu comme la civilisation, la culture était comprise comme un processus, le processus de progrès de l’esprit d’une personne.

L’usage se transposa en Allemagne au XVIIIe siècle, dans le contexte de l’histoire universelle et dans le sens des progrès de l’humanité. Il acquit ainsi le sens d’un processus collectif, plutôt que le sens individuel qu’il avait dans la langue française à la même époque. Johann Christophe Adelung (1732-1806) publie en 1782 un Essai sur l’histoire de la culture de l’espèce humaine : huit périodes historiques, analogie avec les périodes de l’âge de la vie.

Le sens de la « culture » a encore changé lorsque le mot est passé de l’allemand à l’anglais. l’anthropologue E.B. Tylor l’a employé comme un synonyme de civilisation

La culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique étendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une société. — Tylor, cité par .

Chez Tylor, la culture n’est plus un processus, une action, elle se rapporte plutôt à un ensemble de faits statiques et observables. Cette notion de culture s’est avérée particulièrement populaire aux États-Unis, les anthropologues américains étaient les premiers à définir l’anthropologie comme une science de la culture. C’est en Amérique que s’est d’abord et le plus complètement épanoui l’anthropologie dite « culturaliste ». Pour les représentants de cette école (notamment Franz Boas, Ruth Benedict et Margaret Mead), les cultures représentaient des ensembles cohérents, homogénéisants, voire homogènes, dont les différents traits étaient interdépendants. Par ailleurs, ils considéraient que les différentes cultures étaient irréductibles les unes aux autres, séparées et sans interpénétration entre elles (sur ce point, voir ). C’est aussi aux États-Unis que le terme de « culture » est passé de l’anthropologie à la sociologie, avec plus de lenteur toutefois que dans l’anthropologie. Dans l’anthropologie et la sociologie de langue française, il faut attendre après la Deuxième Guerre mondiale pour que le terme de culture soit largement adopté : cette époque correspond à une refondation de la sociologie française qui a favorisé l’influence américaine.

Rocher précise que, dans son étape allemande, la notion de culture, trop proche de celle de civilisation, a requis une réflexion sur la distinction entre les deux concepts. Deux distinctions concurrentes s’affrontaient:

La première consiste à englober dans la culture l’ensemble des moyens collectifs dont disposent l’homme ou une société pour contrôler et manipuler l’environnement physique, le monde naturel. Il s’agit donc principalement de la science, de la technologie et de leurs applications. La civilisation comprend l’ensemble des moyens collectifs auxquels l’homme peut recourir pour exercer un contrôle sur lui-même, pour se grandir intellectuellement, moralement, spirituellement. Les arts, la philosophie, la religion, le droit sont alors des faits de civilisation.

La seconde distinction est à peu près exactement l’inverse de la première. La notion de civilisation s’applique alors aux moyens qui servent les fins utilitaires et matérielles de la vie humaine collective; la civilisation porte un caractère rationnel, qu’exige le progrès des conditions physiques et matérielles du travail, de la production, de la technologie. La culture comprend plutôt les aspects plus désintéressés et plus spirituels de la vie collective, fruits de la réflexion et de la pensée « pures », de la sensibilité et de l’idéalisme .

Si on en croit Rocher, Alfred Weber (le frère de Max) favorisait la seconde distinction et c’est en partie sous son influence que les sociologues américains penchèrent majoritairement pour celle-ci. Mais beaucoup de sociologues et d’anthropologues décidèrent aussi, soit que les deux termes étaient synonymes, soit qu’il valait mieux ne simplement pas utiliser celui de civilisation. C’est à ce point que j’arrêterai ma revue, car nous débouchons à partir de cette époque sur des significations et des débats qui nous sont davantage familiers (voir par exemple la définition de Godelier). C’est aussi le point où s’arrête Rocher, qui à partir de là enchaîne sur une discussion moins historique du concept de culture. Les quelques notes prises partir de son manuel permettent de nuancer le caractère uniforme qu’Elias donne au sens de Kultur dans la première partie du Procès de civilisation : plusieurs sens semblent avoir cohabité dans le monde savant allemand. Il faudrait vérifier si Elias se référait surtout, comme il semble, à l’usage qui en était fait dans le monde politico-médiatique. Elle permet aussi de compléter le constat qu’il fait sur la civilisation. Si cette dernière est un processus consistant à aiguiser et transmettre les valeurs de la civilité, la culture peut également être conçue comme un processus constant à transmettre des savoirs et des sensibilités. Le passage d’une conception de la culture comme processus à une conception comme ensemble peut peut-être aussi se comprendre comme le moment d’autonomisation d’une catégorie de pensée. Il serait alors intéressant de comparer les circonstances historiques de ce passage à celles de l’autonomisation de la catégorie de religion aux XVIIe et XVIIIe siècle.

Bibliographie

ROCHER, Guy. Introduction à la sociologie générale. Québec: Hurtubise, 2010.
ELIAS, Norbert. La civilisation des moeurs [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1973.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

Kroeher et Kluckhohn, Culture: A Critical Review of Concepts and Définitions, 1952Disponible ici.

Comment la démocratie influence la religion

La note d’aujourd’hui porte sur un petit ouvrage qui a attiré mon attention il y a peu. Il s’agit en fait la version écrite de la conférence que le philosophe Daniel Tanguay a donné en 2010. À l’époque, la peur du néoconservatisme américain avait reculé d’un bon coup, à la suite de l’élection de Barack Obama. Elle persistait néanmoins, puisque les mouvements du tea party étaient florissants, alimentés par la réaction néoconservatrice à l’élection d’Obama. Au Canada, par ailleurs, Stephen Harper était à l’apogée de son pouvoir. La réflexion de l’heure sur les liens entre politique et religion était donc encore largement orientée sur les liens sulfureux entretenus par les gouvernements nord-américains avec des mouvements religieux très conservateurs qui semblaient en porte-à-faux avec la modernité. Dans ce contexte, Joseph-Yvon Thériault a invité D. Tanguay a prononcer une conférence sur « les rapports complexes du néoconservatisme américain à la fois à la religion civile américaine et au mouvement religieux conservateur aux États-Unis », sur lesquelles le philosophe avait déjà écrit à quelques reprises. Tanguay a plutôt choisi d’aborder « une dimension souvent négligée de l’expérience américaine, à savoir l’impact que la démocratie a eu sur le christianisme et, par extension, sur toutes les autres religions qui sont pratiquées aux États-Unis » .

Ce thème, proche des préoccupations des historiens et des sociologues, Tanguay l’aborde en philosophe, c’est-à-dire en privilégiant une lecture approfondie et soignée d’un petit nombre de références plutôt qu’en mettant sur pied des enquêtes originales pour collecter de nouvelles informations. Son thème lui vient de Tocqueville; il utilise également beaucoup le classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme; sur les grandes évolutions de la religion américaine, on voit réapparaître régulièrement l’ouvrage de William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme; pour une période plus récente, les références récurrentes se font à The Transformation of American Religion. How We Actually Live Our Faith. Plusieurs autres ouvrages sont cités, mais la récurrence des références à ces quatre-ci mérite d’être soulignée.

Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estimait que les Américains tendaient naturellement vers le panthéisme, au mépris du dogme chrétien. L’un et l’autre s’opposent en effet sur le rapport entre Dieu et le croyant.

Alors que la religion chrétienne en vertu de son principe fait tout pour marquer la distance entre Dieu et sa création, entre Dieu et ses créatures, le panthéisme, lui, cherche à réduire cette distance et à effacer complètement la frontière entre le divin et la nature .

En effet , « [l]’homme démocratique, irrité par toutes les formes de principe hiérarchiques ou de distinction, voudra abolir cette distance de Dieu à l’homme qui, comme le précise Tocqueville, « le gêne encore » » . Par ailleurs, dans la perspective de Tocqueville, la démocratie et le panthéisme auraient en commun d’être des régimes supposant une profonde unité de pensée, où la diversité apparente masquerait un principe unificateur fort . La thèse de Tanguay est que, au début du XXIe siècle, l’histoire de la religion américaine validerait l’analyse tocquevillienne. L’expérience religieuse américaine serait

[…] à la fois panthéiste et gnostique. Elle est panthéiste, car elle présuppose que toutes les expériences religieuses ramènent en fait à une vérité unique qui se manifeste sous diverses formes religieuses; elle est gnostique dans la mesure où chaque individu peut faire l’expérience personnelle de cette vérité pour lui-même et devenir ainsi le seul maître en dernier lieu de son salut .

L’examen de l’influence de la démocratie sur la religion conduit Tanguay à avancer la thèse que, dans une évolution très lente de l’expérience religieuse américaine, il y a eu une tendance de glissement depuis le puritanisme protestant vers le panthéisme sur durée de plus de trois siècles. Cette évolution se serait faite à travers des moments de « réveils » religieux qui, chaque fois, auraient marqué des rupture et des nouvelles synthèses des relations entre politique et religion aux États-Unis. Seul le dernier de ces « réveils », situé dans les années 1960-70, n’aurait pas débouché sur une telle synthèse. Ce fait singulier aurait généré la « guerre culturelle » entre les « deux Amériques », celle des « progressistes séculiers » et celle des « conservateurs chrétiens » .

Pour Tanguay, tout part de la tension psychologique que la doctrine calviniste impose à l’individu. Le calvinisme adhère à la théorie de la prédestination, conséquence logique de la toute-puissance de Dieu. D’après celle-ci, le destin de chaque individu serait décidé dès sa naissance: il ira au Paradis ou à l’Enfer, selon qu’il aura été décidé qu’il fait parti de la communauté des élus ou non. Pour Calvin, Dieu ne laisse aucun signe de l’élection ou non de chaque individu. Pourtant, la perspective d’être damné d’avance créerait une anxiété chez l’individu qui ne pourrait s’empêcher de recherche des signes de son élection dans son comportement.

Une conduite morale irréprochable, une piété austère, une lutte de tous les instants contre le mal chez soi et chez autrui, une participation active à la communauté des croyants, sont autant de manières de voir confirmé à ses yeux et aux yeux des autres son statut d’élu. Weber a remarquablement décrit comment cette recherche des signes de l’élection a été favorable à une éthique ascétique du travail et de l’épargne qui a contribué à l’avènement du capitalisme .

[…]

En somme, la synthèse calviniste ne pouvait se maintenir qu’au prix d’un effort presque surhumain qui consistait à garder sous contrôle des individus dont on exacerbait constamment les conflits intérieurs en les forçant à vivre dans un état permanent d’angoisse concernant leur salut éternelle. Cette expérience première de l’âme constitue, selon moi, l’expérience spirituelle matricielle américaine et c’est à partir de celle-ci que l’on peut comprendre l’histoire religieuse américaine subséquente

[…]

Les grands mouvements de renouveau religieux et spirituel seront autant de tentatives de résoudre la tension calviniste originelle. William McLoughlin, dans un ouvrage classique sur le sujet, distingue quatre grands moments de renouveau spirituel aux États-Unis: 1730-1760, 1800-1830, 1890-1920, 1960-1990 .

Les différents renouveaux identifiés par McLoughlin ont un trait commun, celui de mettre la conversion au cœur de l’expérience religieuse. La notion de conversion désigne, dans son sens premier, le fait de changer de religion, mais elle a depuis longtemps, au sein du christianisme, une signification étendue qui désigne la transformation du mode de vie et du rapport à la religion. Elle s’est avérée particulièrement importante au sein du calvinisme, où elle pouvait être vécue comme un signe concret de l’élection divine. Le prédicateur Jonathan Edwards incarnera le premier renouveau religieux américain, en mettant l’accent sur un rapport affectif, plutôt qu’intellectuel, à la religion. Son message mettait de l’avant la possibilité pour des gens dont la vie était bien imparfaite d’être sauvés par Dieu pour autant qu’ils lui ouvraient leur cœur .

Le grand renouveau spirituel de 1730-1760 aurait favorisé la rupture entre l’Angleterre et ses colonies. En faisant en sorte que la conception commune de la religion des colons soit strictement personnelle, elle les aurait préparé à rejeter la religion d’État anglaise et suscité une forme limitée de tolérance religieuse (limitée, car elle excluait les athées et les catholiques) . Évoquant brièvement les deux renouveaux du XIXe siècle – respectivement représentés, le premier par Nathaniel W. Taylor et Raph Waldo Emerson, le second par Walt Whitman et William James – Tanguay en retient « que chacun de ces renouveaux marque un recul à l’égard du calvinisme originel » . Ils ont favorisé une perception plus optimiste de l’être humain et de la recherche du bonheur, ainsi qu’un plus grand sentiment de pouvoir influer sur sa propre destinée. Mais les grands philosophes ne sont pas le meilleur moyen d’aborder ces renouveaux spirituels, dont les mouvement majoritaires s’expriment souvent d’une manière anti-intellectualiste. « Le prosélytisme évangéliste ne vise pas à convaincre par des arguments, mais à provoquer une expérience de rencontre personnelle avec Jésus » .

Tanguay évoque plusieurs facteurs pour expliquer l’évolution de l’expérience religieuse américaine. Il s’agit de motifs politique, conforme à « l’ethos propre à la démocratie américaine » . Il mentionne notamment la diversité des sectes ayant originellement colonisé le pays, qui les a poussé à accepté les principes de tolérance et de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses. Toutefois,

[il] fallait un outil autrement puissant pour désamorcer le potentiel fanatique et sectaire du calvinisme puritain. Il fallait une transformation interne de ce dernier pour le rendre disponible au compromis politique qui allait le désarmer et graduellement éroder son influence dans la vie américaine. […] L’invention d’un nouveau langage religieux était dès lors nécessaire.

[…]

J’ai souligné à plusieurs reprises le caractère foncièrement individualiste [de l’expérience calviniste américaine] Nous avons sûrement sans doute là l’une des sources de l’individualisme américain, mais en même temps cet individualisme s’est développé aux États-Unis grâce à des facteurs totalement indépendants de la religion: facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels. Il est important de noter que cette culture individualiste influença à son tour fortement l’expérience religieuse américaine .

Après avoir formulé ainsi l’impact de l’individualisme sur la conception que les américains se faisaient de la religion, Tanguay se tourne vers le dernier « renouveau spirituel » pour cherche à comprendre comme cela peut l’aider à comprendre l’actualité américaine. De prime abord, il semblerait que ce soit une réaction à l’éloignement de la spiritualité américaine avec le protestantisme. La croissance de l’athéisme et de l’agnosticisme est significative pour la première fois dans les années 60-70. Les nouvelles spiritualités, style « New Age », foisonnent. Mais l’idée de réaction est incomplète et se fie trop, selon Tanguay, à ce que les leaders spirituels conservateurs disent d’eux-mêmes. Or, en cherchant à contrecarrer cette réaction, les mouvements protestants se sont adaptés à leur public, c’est-à-dire qu’ils se sont laissés influencés par lui. Ils ont développé, pour cela, un discours proche de celui de la psychothérapie. Il s’ensuit une transformation profonde, notamment, de la notion de péché, réorientée vers l’acceptation de soi: « Le vrai péché, c’est de ne pas s’accepter tel que l’on est et de ne pas se laisser aimer par Dieu pour ce que nous sommes. […] Jésus est le thérapeute suprême » . Il s’ensuit que « le discours religieux a de plus en plus de difficultés à se différencier du discours panthéiste-gnostique ou plutôt, de son expression populaire, le discours thérapeutique » , qui s’avérerait, finalement, le discours liant en profondeur la majorités des expériences spirituelles américaines.

La conférence de Tanguay m’a beaucoup intéressée par les clés de compréhension qu’elle fournit sur les transformations spectaculaires du rapport au religieux des américains. Elle donne ainsi des perspectives sur les comportements en apparence contradictoires qui animent les fondamentalistes religieux de ce pays. En revanche, elle me semble insuffisante pour comprendre l’intolérance qui caractérise les vagues actuelles de sursaut, celle du tea party, qui préoccupait l’auditoire de Tanguay en 2010, ou les trumpistes d’aujourd’hui. Car en effet, si le panthéisme agit pour uniformiser et favoriser la tolérance au sein d’un pays par ailleurs pluriel, comment peut-il expliquer les sursauts d’intolérance violente que nous observons? Cependant, la perspective essentielle offerte par Tocqueville, et brillamment évoquée par Tanguay, est porteuse d’une hypothèse essentielle: la démocratie, par son existence même, agit sur les mentalités et possède, en soi, un pouvoir acculturant.  Reste l’inquiétude de Tocqueville, partagée par Tanguay en conclusion de sa conférence: si la démocratie porte en elle-même un tel pouvoir d’uniformisation, doit-on craindre qu’elle réduise la diversité des expériences humaines? Je ne suis pas sûr de partager cette inquiétude de Tocqueville, qui était après tout imprégné de valeurs résolument aristocratiques. Aussi suis-je indécis: devrait-on, en pluraliste, déplorer la réduction de la diversité humaine ou, en démocrate, célébrer cette forme d’acculturation comme l’expression proprement démocratique du vivre ensemble?

Bibliographie

TANGUAY, Daniel. Protestantisme et panthéisme dans la démocratie américaine. Québec: Presses de l’Université Laval, 2010.

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lu avant d’écrire cet article:

William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme, 1978.

Un néologisme: atellectuels

 J’ai fait paraître, dans le dernier numéro de la revue Relations, un compte-rendu plutôt positif — avec quelques réserves — du pamphlet du philosophe et politologue Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels. Cet auteur estime que l’objectif, à long terme, de la lutte des intellectuels critiques doit être de partager leurs compétences de recherche et de critique au point où l’ensemble de la population pourra en jouir. À terme, ce modèle d’action tendrait à effacer toute distinction entre les « intellectuels » et le reste de la population, menant à la disparition des intellectuels en tant que groupe social. Après la lecture de son livre, il reste encore beaucoup à faire pour poser les bases de son utopie. Mais ce billet n’a pas pour prétention de poursuivre cette réflexion, mais simplement d’en partager un extrait. J’ai choisi un extrait où il propose un amusant néologisme destiné à exclure des valeurs à promouvoir certains comportements de certains intellectuels.

Le passage que je citerai se situe après un chapitre où, en se fondant sur les autobiographies d’Howard Zinn et de Didier Eribon, l’auteur s’attaque à une représentation méritocratique de l’intellectuel, en montrant que la chance et les déterminants sociaux sont essentiels à l’élévation sociale. Il écrit ensuite un microchapitre sur le thème des « atellectuels », en somme des intellectuels qui s’accrochent à une pensée fautive par commodité. La première commodité est celle qui leur permet de se conforter dans la certitude de leur mérite (le « récit méritocratique » qu’il vient juste de critiquer). La seconde commodité est celle qui amène à faire un usage abusif des catégories de dominants et dominés pour simplifier l’analyse du monde. Voici l’extrait :

Cette foi aveugle au récit méritocratique permet de séparer les in-tellectuels des a-tellectuels. Les atellectuels sont des intellectuels de profession, qui se distinguent de leurs confrères par leur manque cruel d’acuité intellectuelle. Ils voient le monde en deux dimensions, comme une surface plane sur laquelle évoluent des individus égaux entre eux. À leurs yeux, la société est entièrement régie par des contrats, des accords, des consensus, des discussions, des pactes. La seule façon dont les individus se lient les uns aux autres est la coopération, l’association, le partage, la discussion et l’entente. Autrement dit, ces atellectuels méconnaissent les multiples rapports d’exploitation, de relégation et d’oppression qui structurent pourtant la société réellement existante. Le monde est composé de trois et non de deux dimensions, puisque parallèlement aux accords conclus entre partenaires, il existe d’innombrables situations d’injustice dans lesquelles règnent la pauvreté et la servitude. Or ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur qui s’exerce le pouvoir ne se situent pas sur le même plan. Ils ne rentrent pas dans le monde en deux dimensions que fantasment les atellectuels.

Une seconde catégorie d’atellectuels est affectée par une cécité pourtant diagnostiquée depuis la théologie médiévale. Le manichéisme. Ces atellectuels admettent sans problème qu’il existe des rapports de domination, mais ils les comprennent sur un mode binaire qui intègre de force les individus dans la catégorie de « dominant » ou de « dominé ». Leur vision du monde ne laisse place à aucun intermédiaire. La frontière entre ceux d’en bas et ceux d’en haut est clairement établie. La figure du dominé est automatiquement associée à celle de la victime et de l’innocent. Et la figure du dominant est systématiquement renvoyée du côté du mal et de l’activité. Cette pensée binaire méconnaît la leçon de Nietzsche, d’après laquelle les faibles ne sont pas toujours bons, et celle d’Étienne de la Boétie, d’après laquelle les dominés sont en partie responsables de leur asservissement. Mais le manichéisme n’admet pas les complexités, les hésitations et les contradictions du réel. Au point que ces atellectuels sont profondément désemparés lorsqu’ils trouvent face à eux des individualités qui ne rentrent pas dans les cases prédéfinies : une féministe voilée, une musulmane lesbienne, un juif antisioniste, un bourgeois révolutionnaire, un ouvrier de droite, un homosexuel membre du Front national, etc.

Référence :

CERVERA-MARZAL, Manuel. Pour Un Suicide Des Intellectuels. Petite Encyclopédie Critique. Paris: Textuel, 2015.

 

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005. Voir l’article Wikipédia sur la pensée complexe.

Les statistiques comme représentation (du terrorisme)

Il y a quelque temps, quelques-uns de mes amis facebook ont partagé ce billet du site Les crises, où se multiplient les tableaux statistiques sur les attentats dans le monde. L’auteur du billet ne commente presque pas, sauf pour dire que les débats devraient respecter la complexité du phénomène — on est bien d’accord. Ce qui m’ennuie, et je l’ai dit en partageant à mon tour le lien, c’est qu’il n’y a pas un mot d’explication sur la méthodologie par laquelle on a construit ces statistiques. En se présentant pour objectif, le billet occulte par conséquent l’un des principaux moyens par lesquels on pourrait apprécier la complexité du phénomène.

Les statistiques sont des représentations, comme les définit Roger Chartier. Elles appartiennent au domaine du symbolique, comme le définit Maurice Godelier dans la mesure où c’est l’usage que nous faisons des statistiques qui permet à une certaine idée du terrorisme de se traduire en action politique. Les représentations du terrorisme orientent la mesure des efforts que nous mettons à le combattre et le choix des méthodes que nous employons pour ce faire et, plus généralement, toutes nos attitudes face à celui-ci. La représentation est donc une réalité agissante et, pour cette raison, le cœur d’un combat politique où de nombreux acteurs s’affrontent pour orienter ladite représentation dans le sens de leurs intérêts.

Dans le billet, déjà cité, du blogue Les Crises, l’auteur oriente légèrement la lecture par son commentaire sarcastique : « la guerre au terrorisme : une réussite! » Dès lors, les nombreux tableaux semblent tous livrer le même message : le nombre d’actes de terrorisme recensés a bondi au cours des dernières années. On en conclut donc rapidement, au mieux que la guerre au terrorisme n’a pas pu empêcher la croissance du terrorisme, au pire que la guerre au terrorisme a aggravé la situation, galvanisé le terrorisme et favorisé son recrutement. Aussi plausibles que soient ces conclusions, elles évincent un autre élément de réponse, plus subtil et tortueux, mais tout aussi plausible : que la guerre au terrorisme ait bouleversé les modes de classification et de collecte des données. En donnant une efficacité symbolique concrète à la catégorie « terroriste », elle aurait ainsi conduit nombre d’acteurs à agir pour favoriser la classification de certains actes au sein de cette catégorie. Ce processus a d’ailleurs commencé avant le 11 septembre 2001, bien qu’il se soit sans doute accéléré depuis.

Prenons par exemple ce compte-rendu d’un essai sur la guerre civile algérienne, dans les années 1990. J’en citerai un paragraphe entier :

Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable « rente du terrorisme », car « la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie. » L’armée engage à cet effet « ses journaux et ses démocrates » et se fait relayer « par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux “nouveaux philosophes” aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger. » L’auteur redoute en fait que ces visites aient « trois conséquences : caution accordée à la “démocratie” algérienne; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du “terrorisme” et démantèlement des “réseaux terroristes” en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre “terrorisme” et “expression politique”. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme. » Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une « aide » financière est souligné. « Cette “aide” internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise. »

Le danger des statistiques sur des thèmes aussi sensibles est bien illustré ici. Lorsqu’un thème devient politiquement porteur, l’ensemble du vocabulaire médiatique et politique s’en trouve altéré et l’effet finit généralement par percoler sur les milieux intellectuels et les producteurs de statistiques. Si l’armée algérienne a besoin de financement, ses ennemis entreront rapidement dans les catégories statistiques qui attirent le mieux l’argent. Dans les années 1990, c’était déjà la catégorie « terroriste ». Et nous parlons là d’une époque antérieure au 11 septembre 2001! Imaginez après!

Voici un autre exemple : les tableaux exposés dans cet article de Métro. Citons le paragraphe où l’on explicite la définition :

Pour être considéré comme un acte terroriste et être recensé dans la Global Terrorism Database, l’acte doit être intentionnel, avec un but social, économique, politique ou religieux. Il doit y avoir des preuves d’une volonté à envoyer un message à d’autres personnes que les victimes elles-mêmes. L’acte doit aussi être fait en dehors des réglementations internationales sur les guerres.

La dernière phrase de cette définition est capitale : si un nombre croissant de guerres menées actuellement ne disent pas leur nom, alors logiquement, les morts qui autrefois auraient été catégorisés comme des victimes de guerre se retrouvent naturellement dans la catégorie des victimes du terrorisme. Politiquement, la logique est implacable : il vaut toujours mieux « combattre le terrorisme » que de n’être qu’une faction au cœur d’une guerre civile.

Tout ça pour dire que je ne pense pas qu’on puisse étudier l’évolution quantitative du terrorisme sans étudier en parallèle l’évolution de la catégorie « terrorisme », de sa définition, des méthodes de collecte et des enjeux politiques qui affectent chacun de ces éléments. Se priver de cette étude qualitative sous prétexte de « laisser parler les chiffres » revient à s’aveugler sur la signification réelle de ces chiffres.