Estranger les « normaux » de l’expérience de Asch

Mon billet sur l’expérience de Asch a eu un succès qui m’a surpris, il faut croire que le sujet touche une corde sensible. Néanmoins, je pensais sur le moment avoir tout dit sur le sujet et ne pas avoir à y revenir. J’avais commencé à préparer d’autres billets sur d’autres expériences de psychologie sociale qui m’ont intéressé au cours du temps. Et puis je me suis retrouvé cette semaine, marchant dans la rue à songer : est-ce que je n’aurais pas négligé de parler du plus important, dans cette histoire ?

Comme je l’ai indiqué, la manière dont on présente généralement l’expérience de Asch, comme une démonstration du pouvoir de la majorité sur la minorité, une démonstration éclatante du conformisme humain, en limite considérablement l’interprétation. Cela est vrai, mais beaucoup moins qu’on ne l’a souvent dit. Dans une moindre mesure, elle est également mentionnée pour démontrer les bienfaits de la dissidence, une seule voix divergente aidant beaucoup le sujet de l’expérience à exprimer sa propre opinion.

Les résultats sur la dissidence proviennent des variations de l’expérience testées par Asch pour mieux connaître l’impact des différentes variables sur le sujet. Dans l’expérience principale, qui sert de référence, les complices sont unanimes. Or, dans les manières dont l’expérience est généralement présentée, on constate, d’une part, une exagération de ses résultats et, d’autre part, une attention extrême portée aux cas extrêmes : ceux qui ont résisté tout au long de l’épreuve à la pression des pairs et ceux qui, au contraire, y ont entièrement cédé. Asch précise bien que ces deux cas sont des cas d’exception. La très grande majorité des participants ont, dans certains cas, donné la bonne réponse, dans l’autre donné la réponse majoritaire. Lorsqu’on dit que le taux d’erreur global augmente de 1 % (en l’absence de pairs) à 36,8 % (sous la pression des pairs), il faut comprendre que la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs au moins une fois, mais aussi que la même majorité des participants a résisté à la pression des pairs au moins une fois et que, au total, il y a davantage de résistance que de conformisme. La première partie de l’énoncé, « la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs au moins une fois » explique en partie la réception usuelle exagérée des résultats de Asch, souvent sur le thème « la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs ». Ils se retrouvent ainsi assimilés à une minorité, celle qui a cédé à la pression des pairs dans tous les cas.

Or, voilà : l’analyse se porte assez peu sur ces cas majoritaires. On s’intéresse aux héroïques résistants ou aux conformistes extrêmes. Les « normaux » sont soit assimilés aux conformistes, soit ignorés. Cela s’explique en partie parce que les résultats les concernant ne semblent pas particulièrement spectaculaires. D’une manière générale, nous sommes peu portés à analyser des gens que nous considérons comme « normaux », parce que, dans la normalité, il ne semble y avoir rien à expliquer. Pourtant, si on veut tirer de cette expérience des leçons il conviendrait de s’intéresser au cas le plus commun.

Pour analyser ces cas, il faut commencer par recourir à un procédé d’estrangement. Cette notion est utilisée par certains historiens, comme Carlo Ginzburg, pour parler d’un état cognitif qui permet d’identifier quelque chose qui passe inaperçu et de le trouver bizarre, digne d’analyse. Il s’agit de « regarder [les choses] comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens — comme des devinettes »[1]. Or, si on y pense bien, les cas « normaux » dans l’expérience de Asch peuvent bien paraître étranges. Comment expliquer que, sur les douze fois où ils étaient dans des situations identiques (confrontés à une réponse fausse, mais unanime de l’ensemble de leurs pairs), ces « normaux » n’aient pas réagi de la même manière tout au long de l’expérience ? Après tout, si la situation se répétait à l’identique, on aurait pu s’attendre à ce que la réaction soit toujours la même, non ? En ce sens, les cas « extrêmes » ont au moins eu le mérite de la cohérence, en maintenant la même attitude face à la même situation, tout au long de l’expérience.

Peut-on interpréter cette attitude changeante de la catégorie majoritaire à partir des données fournies par Asch ? Lui-même ne semble pas s’être posé la question et les graphiques fournis à la fin de l’article ne me semblent pas vraiment adaptés pour fournir une réponse claire. Nous pouvons cependant formuler quelques hypothèses informées, à charge pour chacun d’en discuter la pertinence et, éventuellement, d’imaginer les expériences qui infirmeraient ou confirmeraient ces hypothèses. Pour ce faire, il faut supposer — ce qui me semble raisonnable — qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre les cas « extrêmes » et les « normaux ». De cette manière, nous pouvons interpréter le comportement standard à partir d’indices fournis par les cas extrêmes.

Asch indique, à partir d’interrogatoires préliminaires, qu’un trait commun des sujets qui résistent à l’influence des pairs est une bonne capacité à se remettre d’une situation où ils sont déstabilisés. Ainsi ils choisissent une attitude à laquelle ils se tiennent, soit par confiance en soi, soit parce qu’ils s’en remettent à un idéal supérieur (le besoin de fournir des données fiables pour l’expérience). A contrario, on peut supposer que les sujets « normaux » sont déstabilisés par l’unanimité qui se fait contre toute évidence et toute attente : ils se mettent donc dans une attitude de tâtonnements, qui les pousse à tenter différentes approches pour résoudre le problème.

De même, toute l’expérience étant centrée sur l’influence du groupe sur l’individu, il faut supposer que ce dernier observe constamment les autres membres du groupe. On peut ainsi avancer l’hypothèse qu’il ne subit pas l’influence du groupe de manière inactive, mais qu’il varie ses réponses précisément pour tenter de voir s’il y a des réactions et si ses réponses ont un impact sur le groupe. D’ailleurs, dans la mesure où l’expérience démontre qu’une seule dissidence peut accroître significativement la capacité du sujet à émettre une idée divergente de celle de la majorité, il n’est pas invraisemblable d’avancer que les sujets cherchent précisément leur allié, émettant d’occasionnelles divergences pour voir si émerge quelqu’un pour les appuyer, puis se retirant lorsque la pression paraît trop forte et qu’ils voient qu’il n’y a pas de résultat à leur dissidence. Ce point amène d’ailleurs à rappeler le caractère artificiel de l’unanimité à laquelle sont confrontés les sujets : alors qu’en temps normal leur dissidence susciterait probablement une divergence parmi les autres membres du groupe, celui-ci est lié par les instructions données par l’expérimentateur et conserve son unanimité en toutes circonstances. Si cette hypothèse est juste, cela signifie également, vu ce que l’expérience révèle par ailleurs sur la dynamique de dissidence, que, dans un groupe donné confronté à une situation répétée un certain nombre de fois, il existe toujours un potentiel important pour que s’expriment les divergences.

L’un des éléments dont il serait intéressant de disposer — et qui nous manque — pour évaluer la justesse de ces hypothèses, est l’évolution du sujet au cours de l’expérience. On sait que les six premières tentatives sont là pour le mettre en confiance. Mais par la suite, le nombre d’erreurs s’accroît-il au cours de l’expérience ? Est-il chaotique ? Décroissant ?

En conclusion de ce billet, je me permets de noter que ce qui est amusant avec cette expérience, c’est qu’il semble que plus je passe du temps à y réfléchir, plus mes conclusions s’éloignent des conclusions qu’on en tire habituellement.

Note:

[1] Carlo GINZBURG, Charles ILLOUZ et Laurent VIDAL, « Carlo Ginzburg, « L’historien et l’avocat du Diable », Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Première partie. », Genèses, 2003, no 53, p. 128.

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Bartolomé de Las Casas: une colonisation pacifique?

Dans un précédent billet, j’ai évoqué les premiers critiques de l’encomienda dans le système colonial espagnol. Je souhaite maintenant aborder un peu Bartolomé de Las Casas. Connu comme défenseur des Indiens, les nuances du personnage demeurent mal connues du grand public. Ce n’est pas faute, pourtant, de manquer de documentation ou de bonnes biographies sur celui-ci : il a beaucoup écrit et a suscité une grande fascination – ainsi que des détracteurs acharnés qui l’accusaient de salir la réputation de l’Espagne[1]. Le personnage étant un peu trop complexe pour être traité entièrement dans un seul billet, je me contenterai ici d’évoquer un aspect mal connu de son évolution, dans une première phase de sa défense des Indiens.

Étant arrivé dans l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue) pour se joindre à l’expédition de conquête de Cuba et y devenir lui-même un encomendero, Las Casas ne paraît initialement pas destiné à devenir un critique de cette institution. Cependant, après le sermon de Montesinos que j’ai évoqué dans le précédent billet, il semble que la pratique se soit répandue chez plusieurs dominicains de l’île de refuser l’absolution aux encomenderos qui souhaitaient se confesser. Un tel refus ébranla Las Casas et semble être un motif de ce que certains appellent sa « première conversion » : il abandonna son encomienda en 1515 et commença à travailler avec les dominicains pour combattre cette institution[2].

Dans un premier temps, la réflexion de Bartolomé de Las Casas ne remettra pas en cause les fondements du pouvoir colonial. Convaincu avec beaucoup d’autres que Dieu avait permis la découverte de l’Amérique pour favoriser l’évangélisation des Indiens, il tentera plutôt de penser une colonisation sans encomienda ni violence. Proposant son projet au roi, il doit également lui en montrer l’intérêt, autrement dit, s’il peut mettre en cause les formes du travail exigé des Indiens, il ne pouvait cependant le remettre en cause et devait garantir au roi que ce contrôle lui permettrait d’accroître les revenus de la Couronne. Après un premier mémoire parfois qualifié « d’utopiste », les premiers projets de Las Casas se mettent en place au moment où la colonisation passe de sa phase antillaise à l’arrivée des Espagnols sur le continent – la « Terre ferme » comme ils disaient (plus tard, ce nom sera réservé aux premières côtes continentales explorées, en Amérique centrale et au Venezuela). Elle concorde avec le début du règne de Charles Quint en Espagne, avec la conquête de l’Empire Aztèque par Hernán Cortés et avec les révoltes des Comunidades en Espagne, qui accapareront l’attention du monarque et perturberont un peu les communications entre l’Espagne et les « Indes ». Le projet de colonisation pacifique imaginé par Las Casas recevra en 1519 l’appui du chancelier de l’Empereur, Mercurino di Gattinara, qui lui permettra d’obtenir une concession de 260 lieux (au lieu des 1000 demandées). Le projet proposé par Las Casas laissait entendre que la colonie pourrait, par l’agriculture et le commerce, procurer des revenus de 15 000 ducats après trois ans et de 60 000 après dix[3]. Citons longuement le récit de Bernard Lavallé :

Après la mort de Cisneros, Bartolomé de Las Casas s’est efforcé de gagner de nouveaux appuis dans son combat contre l’encomienda. Entre 1517 et 1521, il a tenté d’imaginer et de mettre en oeuvre un projet de colonisation qui ne reproduirait pas les cruautés auxquelles il avait assisté. Il tente ainsi de faire « envoyer à Hispaniola des colons laboureurs espagnols placés sous l’autorité directe du roi et chargés dans certains villages d’enseigner par leur exemple aux familles indiennes les techniques de travail et le mode de vie européen. »[4] Mais ceux-ci ne purent trouver les terres promises et se fondirent parmi les autres Espagnols, dont ils adoptèrent les comportements à l’égard des Indiens. L’autre projet de Las Casas était de coloniser le continent. « Il consistait à fonder sur plusieurs centaines de lieues de côté (de l’est de la Colombie à l’est du Venezuela aujourd’hui) des villages d’Espagnols. Ces nouveaux colons, faits « chevaliers aux éperons dorés », étaient dotés d’un statut personnel très favorable, mais s’engageaient à ne pas se faire attribuer d’Indiens en encomienda, le système d’exploitation généralisé dans l’Empire espagnol, et à se comporter avec eux de façon à « les inciter à aimer et à fréquenter les Espagnols ». Pour ne pas exiger de corvées, chaque colon pourrait emmener jusqu’à dix esclaves noirs. Tous les Indiens capturés seraient libérés. Douze franciscains et douze dominicains seraient chargés du travail évangélique dans cette colonisation « douce ». »  Ce projet n’a guère abouti. Les quelques colonies sur le terrain se brouillèrent rapidement avec les Indiens; la mission dominicaine de Chiribichí (Venezuela) fut massacrée par les Indiens; ce fut ensuite au tour de la mission franciscaine de Cumaná.[5]

L’échec de cette tentative poussera Bartolomé de Las Casas à faire sa « seconde conversion », prenant l’habit de dominicain en 1523. Les années suivantes seront consacrées à un travail de réflexion approfondie, notamment sur une méthode d’évangélisation des Indiens fondée sur la raison[6]. Mais l’idée de mettre en place une colonisation pacifique n’a pas disparu de ses projets avec la chute de Cumaná. On peut en effet lire le projet d’une colonisation pacifique dans la lettre qu’il écrit au Conseil des Indes en 1531. Dans cette lettre, il signale d’abord aux membres du Conseil des Indes que leurs responsabilités considérables envers les sujets de l’Empereur — incluant les Indiens — mettent leurs âmes en péril, car ils doivent tout faire pour assurer leur évangélisation, sous peine de péché mortel. Il leur rappelle par ailleurs leur avoir déjà parlé de la situation des Indes, où l’évangélisation est délaissée et les Indiens massacrés par esprit du lucre et qu’ils ne peuvent plaider l’ignorance.

Il faudra que Vos Seigneuries et Grâces ordonnent de bannir de toutes les contrées de ce Nouveau Monde les chrétiens qui y gouvernent et créent la désolation (car ils sont incapables et peu leur importe de verser le sang) ; qu’ils soient remplacés par des personnes craignant Dieu, à la conscience droite et de grande vertu. Qu’à chacun de ceux qui auront charge de gouverner soient adjoints, par vos ordres, quinze à vingt religieux, de l’ordre de Saint François ou de celui de Saint Dominique, ou des deux ; des hommes éminents par la sainteté et par la science, qui ne prétendent qu’à la gloire de Dieu ; à la grandeur de sa foi et de son Église, et au Salut des âmes. Dans ces deux ordres, vous trouverez beaucoup d’hommes dont le seul désir est de voir écartés les empêchements à la prédication et à l’enseignement de la foi chrétienne aux Indes, et prêts à mourir pour le Christ. Vos Seigneuries s’emploieront à ce que Sa Majesté choisisse parmi ces hommes de Dieu des évêques destinés à ces régions et détermine les limites de leurs diocèses.

Sa Majesté devra dire, tant à l’évêque qu’aux religieux : « Père (ou Pères), je confie et délègue à vos consciences la charge et le soin de la conversion de ces infidèles que j’ai reçus de Dieu et de son vicaire le pape. Tout comme pour moi ce doit être pour vous une tâche qui vous tienne à cœur plus que tout autre : vous employer, de toutes les façons (qui sont conformes à la loi de Dieu, à la volonté du Christ, à l’exemple de ses Apôtres et au précepte du pape que les rois de Castille ont dans le cas présent à conduire), à convertir, à attirer, tous les peuples des régions dont vous avez la charge, et de procéder de façon à ce qu’ils parviennent aisément à la connaissance de Dieu et à l’adoption de notre sainte foi catholique. Pour votre protection, je vous donne telle caballero accompagnée de cent hommes ; ils auront pour charge de construire une forteresse, des ouvrages de défense et des abris, et, en général, tout ce qui vous semblera bon de faire. Quand vous aurez rassuré et pacifié les gens de cette contrée, quand vous les aurez amenés à la connaissance et à la crainte de Dieu, au moment qui vous paraîtra le plus opportun, je vous prie, mes Pères, de vous employer à persuader ces gens de me payer le tribut qui m’est dû en raison de la suprématie qui me revient sur eux.[7]

À la fin de la lettre, un post-scriptum est ajouté. Il mentionne deux éléments supplémentaires à son projet de colonisation, dont un qu’il allait par la suite amèrement regretter, croyant qu’il s’était peut-être condamné à l’enfer[8] :

“dans les forteresses qu’il y a à faire, on peut aussi installer les villages des chrétiens qui voudront, sans pour autant recevoir un salaire du roi, s’y installer pour vivre de leurs exploitations agricoles. Ils pourront emmener des esclaves nègres ou maures ou autres, pour les servir et travailler de leurs mains, ou d’une autre manière sans préjudice pour les Indiens.”[9]

L’insistance sur les forteresses, qui devaient être “sur la côte maritime dans quelque port approprié”[10] se comprend peut-être en raison de l’échec de son projet de colonisation au Venezuela. Les escarmouches entre les deux camps ayant mené à l’élimination des colonies par les contre-attaques indiennes il est possible que Las Casas ait cru qu’un dispositif défensif était indispensable pour “pacifier”, comme il le dit, les Indiens. Il ne s’en explique pas de manière claire dans ce document. Chose certaine, il craignait que les colons ne dépassent les bornes, en avait même une quasi-certitude, même si les colons étaient triés sur le volet sur des critères moraux, “parce que ceux qui ont ici un poste de commandement deviennent vite audacieux, perdent la crainte de Dieu, la foi, la fidélité à leur roi et l’honneur”[11]. Si une telle chose arrivait, la répression des abus devait être sévère, cruelle : “que la moindre et la plus petite [initiative outrepassant les directives royales], la première et la dernière peine que vous lui donnerez ne soit autre que de l’écarteler en huit et de mettre chaque morceau aux confins de la province. S’il n’en était pas fait ainsi, Seigneurs, il n’y aurait pas de remède. Alors tout serait paroles, tromperie et moquerie, comme jusqu’à présent.”[12]

Ces projets de colonisation pacifique montrent chez Las Casas une certaine logique qui n’était pas encore parvenue à son aboutissement. La trajectoire du dominicain est souvent lue comme une trajectoire de radicalisation dans l’opposition à la colonisation. Elle est également souvent lue comme de plus en plus nourrie de réflexion théorique et fondamentale sur les fondements juridiques de la domination coloniale des Espagnols. Déjà en 1531, il rappelle que seule l’évangélisation peut justifier la souveraineté de l’Empereur sur les Indes, mais que par ailleurs, la violence de la conquête corrompt et empêche l’évangélisation. Dans un temps, et c’est la raison pour laquelle Gattinara et Charles Quint lui offriront leur appui, ses thèses offrent des outils pour légitimer la domination impériale sur l’Amérique et centraliser les pouvoir. Mais sur le plus long terme, les thèses lascasiennes pouvaient aboutir à une remise en cause complète de la colonisation et de la domination impériale. Au début du règne de Philippe II, le vice-roi du Pérou Francisco de Toledo combattit pour cette raison les dominicains qui avaient repris les thèses de Las Casas[13].

 

Notes

[1] Gilles BIBEAU, Andalucía: l’histoire à rebours, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017, p. 102‑103.

[2] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas: conquête, domination, souveraineté, 1re édition., Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements de la politique. Série essais », 2012, p. 34‑35.

[3] Rebecca Ard BOONE, Mercurino di Gattinara and the Creation of the Spanish Empire, London and Brookfield, Pickering & Chatto, 2014, p. 39.

[4] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens: une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Rivages, 2014, p. 30.

[5] Ibid., p. 31.

[6] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 40‑41.

[7] Ibid., p. 32‑33.

[8] Bartolomé de las CASAS et Charles GILLEN, Une plume à la force d’un glaive: Lettres choisies, Paris, Cerf, 1996, p. 41‑42.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Ibid., p. 35.

[11] Ibid., p. 34.

[12] Ibid., p. 35.

[13] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens, op. cit., p. 50.

« Du bon fromage d’Aragon »

Vous vous souvenez de mon billet sur les aubergines à la casserole?

Je me suis toujours demandé de quel « bon fromage d’Aragon » il pouvait être question dans la recette. Quand j’étais en Espagne je mangeais surtout du fromage manchego, qui vient, comme son nom l’indique, de la région de La Manche (comme Don Quichotte de La Manche). Ce fromage ne peut pas être du « bon fromage d’Aragon », si bon soit-il, car il ne vient pas d’Aragon.

Je n’ai pas le temps de me livrer à des recherches approfondies sur les fromages d’Aragon, mais j’ai quand même un candidat qui m’a tourné en tête un moment: le fromage de Tronchón. Dans le deuxième tome de Don Quichotte, publication à peu près contemporaine du livre de cuisine de Diego de Granada (une quinzaine d’années de distance), il y a ce petit passage où un laquais nommé Tosilos, croisant Don Quichotte et son inséparable Sancho sur la route alors qu’il porte du courrier pour le service de son maître, offre:

Si vous désirez vous rafraîchir d’une petite gorgée de vin, j’en ai ici une pleine gourde, et du pur et du meilleur, quoique un peu chaud, avec je ne sais combien de tranches de fromage de Tronchon, qui serviront à rappeler et réveiller la soif, si par fortune elle est endormie. (Tome II, chapitre 66)

Ça ne garantie absolument rien quant à ce à quoi pensait Diego de Granada. En fait, le Tronchón étant décrit comme un fromage un peu crémeux, je ne suis pas sûr qu’il se râpe bien, alors que la recette dit de le râper. Et plus pragmatiquement, si je me décidais à tenter la recette, je ne pourrais pas utiliser du Tronchón ici, puisque c’est un fromage non pasteurisé, et que la loi canadienne exige la pasteurisation pour vendre le fromage chez nous.

Ce type de considérations montre à quel point il serait difficile de reproduire une recette d’époque dans nos cuisine d’aujourd’hui, que ce soit les aubergines à la casserole de Diego de Granada ou d’autres.

EDIT: il semblerait que ce soit le lait cru, et non le fromage de lait cru qui soit interdit de vente au Canada. Voir ici et ici.

Une modélisation des interventions intellectuelles: Gisèle Sapiro

Mon intérêt pour l’histoire des intellectuels apparaît avec évidence sur ce blogue. Même pour ceux qui ne le suivent pas depuis longtemps, un simple coup d’oeil sur le nuage d’étiquettes en marge indiquera qu’il s’agit de l’un des thèmes que j’ai le plus fréquemment abordé depuis que j’ai commencé à écrire le Carnet de notes cliosophiques. Cet intérêt tient largement à une inquiétude particulière sur le rôle que je dois moi-même jouer dans le débat public. Et puis il tient également au dynamisme des études sur les intellectuels, thème qui attire quelques auteurs très stimulants – y compris bien sûr Noiriel, à travers lequel je me suis d’abord initié à ce thème.

Pourtant la manière dont Noiriel pose la question des intellectuels, pour stimulante qu’elle soit, est parfois malcommode à manier en raison du critère strictement universitaire qu’il utilise dans sa définition de ceux-ci – écartant ainsi écrivains et artistes, notamment. J’aborderai ici une autre approche, celle de Gisèle Sapiro, qui s’est d’abord fait connaître par des études sur le champ littéraire[1]. Contrairement à Noiriel qui modélise d’abord à partir des rhétoriques de justification utilisées par les intellectuels pour légitimer l’intervention du savant dans le domaine politique, Sapiro fait la sociologie des modes d’intervention employés par différents « idéaux-types » d’intellectuels, selon différents marqueurs sociologiques. Elle utilise trois types de dichotomies pour effectuer sa modélisation:

  1. En premier lieu, le capital symbolique des intellectuels, autrement dit le prestige dont ils peuvent se réclamer, affecte le type d’interventions qu’ils feront. Celui-ci peut provenir des titres institutionnels (notamment universitaires) ou de leur popularité auprès du public. Très souvent, lorsqu’ils ont à la fois titres universitaires et prestige personnel, le second tend à supplanter le premier. Dans le tableau ci-dessous, cet axe est représenté par les lignes « dominant » et « dominé ».
  2. En second lieu, les modes d’intervention favorisés dépendent de l’autonomie ou non (hétéronomie) de l’intellectuel par rapport à un pouvoir politique extérieur au champ savant. Ainsi, un universitaire est considéré comme « autonome » tandis qu’un intellectuel engagé par un parti sera « hétéronome ».
  3. En troisième lieu, le degré de spécialisation (généraliste ou spécialisé) détermine généralement le type d’intervention également.
GénéralisteSpécialisé
AutonomieHétéronomieAutonomieHétéronomie
DominantIntellectuel critique universalisteGardien de l'ordre moralisateurIntellectuel critique spécialiséSpécialiste consulté par les dirigeants
"Intellectuel""Conseiller du prince""Intellectuel spécifique""Expert"
DominéGroupements contestataires (universalistes)Intellectuels d'institution ou d'organisation (généralistes)Groupements contestataires (spécialisés)Intellectuels d'institution ou d'organisation (spécialistes)
"Avant-garde""Intellectuels organiques""Intellectuel collectif""Intellectuels organiques"

À chaque profil correspondent des préférences dans les modes d’intervention. Ainsi les intellectuels dotés d’une position dominante en matière de capital culturel auront tendance à présenter leurs idées d’une manière dépolitisées, soit par la théorie, soit par le moralisme, soit par l’esthétisation. Au contraire, les dominés, surtout ceux qui se positionnent contre la pensée dominante, auront tendance à politiser la réflexion, car c’est à ce prix qu’ils peuvent se permettre de briser l’exercice de dépolitisation des idées mené par les dominants. De plus, les dominants auront tendance à préférer des modes d’intervention individuels, ou au moins à se placer comme chefs de files au sein d’interventions collectives (les premières signatures sur une pétition par exemple). À l’inverse, les intellectuels avec un faible capital culturel chercheront à compenser cette faiblesse par des modes d’intervention collectives, où ils peuvent cumuler leur capital respectif.

Le deuxième facteur, celui de l’autonomie par rapport aux institutions politiques, indique en partie le contenu conformiste ou critique des interventions. Il est partiellement corrélé à celui du capital symbolique, tant il est vrai qu’un fort capital symbolique permet d’affirmer une plus grande autonomie face aux institutions politiques.

Le troisième facteur, enfin, est le degré de spécialisation de l’intellectuel. On retrouvera à un pôle le généraliste, tel que l’écrivain ou certains philosophes, et à l’autre le spécialiste, comme le chercheur s’étant consacré uniquement à un seul sujet, qu’il connaît sur le bout des doigts. Les spécialistes auront tendance à mettre de l’avant une approche centrée sur leur activité de recherche, les généralistes à adopter une posture plus prophétique.

Une fois exposés ces différents facteurs de différenciation, Gisèle Sapiro reprend un par un les idéaux-types forgés en en exposant une définition et une brève histoire dans le cadre français. Je n’aborderai pas ces profils dans les détails, mais n’exposerai que quelques éléments aidant à les repérer.

L’intellectuel critique universaliste, qui incarne au plus haut point « l’intellectuel » (sans complément), adopte une posture charismatique, prophétique, appuyée sur son prestige personnel plutôt qu’institutionnel, et prend position au nom de valeurs dites universelles comme la « vérité », la « justice », privilégiant ainsi souvent le caractère émotif plutôt que rationnel de son intervention. On trouve de nombreux écrivains dans cette catégorie. Zola et Sartre en sont des exemples connus.

Le gardien de l’ordre moralisateur s’oppose directement au précédent. Celui-ci intervient généralement en son nom propre pour défendre l’ordre établi. Il cherche à borner la critique intellectuelle par un principe de responsabilité et de loyauté. Cela les amène souvent à une posture contradictoire:

« Il leur faut combattre la « critique intellectuelle » en la ramenant à sa plus simple expression, ce qui les expose sans cesse à la limpidité simpliste du vulgarisateur: mais sous peine de perdre toute force spécifique, ils doivent manifester aussi qu’ils sont capables de riposter en « intellectuels » aux critiques des « intellectuels », et que leur goût de la clarté et de la simplicité, même s’il s’inspire d’une forme d’anti-intellectualisme, est l’effet d’un libre choix intellectuel. » (Bourdieu, cité par Sapiro, p.21)

L’archétype de ce modèle, c’est Maurice Barrès, l’ennemi acharné de Zola.

Le groupement intellectuel et « l’avant-garde », groupe collectif, s’oppose également au gardien de l’ordre moralisateur en s’efforçant de remettre en cause les codes sociaux et esthétiques. Il s’agit souvent d’artistes, mais aussi souvent de groupes qui remettent en cause la division du travail et des disciplines. Les surréalistes, les situationnistes et, au Québec, les automatistes en sont des cas types. Le manifeste est l’un de leur mode d’intervention privilégié.

Les intellectuels d’institution, ou intellectuels organiques, tendent devoir incarner les valeurs des organisations auxquels ils sont rattachés (Église catholique, Parti communiste, organisation fasciste, etc.). Leur degré d’autonomie est variable en fonction de leur prestige personnel.

Les « experts » sont des intellectuels commissionnés par des institutions pour répondre à un certain nombre de questions. Ils ne sont donc pas en contrôle de leurs questionnements. L’institution est souvent une institution étatique, mais elle peut aussi être un parti politique, une entreprise, un média, ce qui fait varier le type de contraintes exercées sur l’expert. Ce mode d’intervention est aujourd’hui l’un des plus répandus et des moins questionnés. Les « thinks-thanks » en sont des exemples.

Contre l’expertise, les intellectuels spécifiques se sont affirmés, ou « intellectuels critiques spécialisés », parmi lesquels on retrouve Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet et Pierre Bourdieu. Leur manière de procéder consiste à « repenser les catégories d’analyse du monde social et à redéfinir les problématiques pertinentes, contre les idées reçues et les schèmes de perception routiniers. » (p.28). Ils montent aussi, de manière indépendante, des « contre-expertises » face aux experts.

Proches des intellectuels spécifiques, les « intellectuels collectifs » sont en quelque sorte la forme collective de ce mode d’intervention. Il met l’accent sur la spécialisation et la division du travail. « À l’opposé de l’individualisme caractéristique du monde des lettres où règne le paradigme de la singularité, ce modèle renvoie au  mode de fonctionnement du champ scientifique fondé sur le travail en équipe et l’accumulation des connaissances, inaugurant un nouveau mode d’intervention politique collectif sur la base de travaux scientifiques. » (p.30) L’un des cas connu est le collectif Raisons d’agir, fondé par Pierre Bourdieu en 1995, ou ACRIMED, fondé la même année pour faire la critique des médias, ou encore le CVUH (Comité de Vigilance sur les Usages publics de l’Histoire).

Sapiro indique que ce modèle est souple et dynamique. Plusieurs intellectuels peuvent passer d’un mode d’intervention à un autre, selon les changements de leur situation (progrès de carrière, affiliation à un organisme, etc). Par ailleurs, les modèles tendent à s’opposer les uns aux autres de manière stratégiques et doivent s’adapter à la conjoncture. Ce modèle, plus souple à utiliser et plus conforme aux usages communs du terme « intellectuel », s’avère donc être un outil précieux pour analyser l’évolution de la conjoncture.

Note

[1] Gisèle SAPIRO, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009, no 176‑177, pp. 8‑31.