Otanès, défenseur de la kāra?

Je ne pensais écrire qu’un billet supplémeImage illustrative de l’article Inscription de Behistunntaire sur le débat des Perses et ce n’était pas celui qui suit. Mais dans mes pérégrinations d’un texte à l’autre, je suis tombé sur le pdf d’un ouvrage de Pierre Lecoq où il se fait le reflet de l’idée que le débat des Perses pourrait bel et bien, par-delà sa réécriture par Hérodote dans une terminologie et des préoccupations grecques, avoir une source perse. J’ai creusé un peu et j’ai trouvé ça assez intéressant pour en rendre compte ici. L’ouvrage est une transcription en français des inscriptions connues de la Perse achéménide, donc de nos principales sources textuelles sur cet empire, le tout précédé d’analyses de l’auteur, situant d’abord chacune des inscriptions pour ensuite en faire usage dans une présentation générale de l’empire achéménide. Quoi qu’on pense des analyses de l’auteur, l’accès en français au texte intégral des sources mérite à lui seul le détour par cet ouvrage1.

Pour Lecoq, tous les peuples « indo-européens » – incluant donc les Perses – auraient connu des assemblées d’hommes libres dotées du pouvoir « de légiférer, de rendre la justice et d’élire les magistrats »2. Cette assemblée, Lecoq l’identifie au terme de « kāra », qu’on retrouve dans de nombreuses inscriptions, et notamment celle de Bisotun (à laquelle je m’étais référé dans un précédent billet sous le nom d’inscriptin de Behistun). Lecoq a traduit ce terme par « armée » car, indique-t-il, il est le plus souvent utilisé dans un contexte où la kāra joue un rôle militaire. Toutefois, la traduction par « armée » est réductrice et il serait plus juste de parler de « peuple en armes ». Lecoq pointe plusieurs passage de l’inscription où la kāra semble remplir un rôle plus important qu’une simple armée, faire davantage que juste obéir et combattre. Le souverain doit se la gagner et lui rendre des comptes dans ses conflits avec ses rivaux. Mais le règne de Darius serait, selon l’interprétation de Lecoq, le dernier où la kāra aurait joué ce rôle dépassant sa fonction militaire et on ne retrouverait plus le terme mentionné que sous la seule signification « d’armée » dans les inscriptions plus tardives.

En plus des inscriptions perses, Lecoq mentionne dans ce passage de son analyse deux sources grecque : La Cyropédie de Xénophon et le fameux débat des Perses issu du troisième livres des Histoires d’Hérodote. De la première il dit que « Malgré l’habillage grec dont il entoure son récit, Xénophon (_Cyrop_, 1, 2, 2-5) se fait l’écho de telles institutions chez les Iraniens occidentaux. » 3L’édition de la Cyropédie à ma disposition ne reproduit pas la numérotation de paragraphe, ce qui me rend malaisé de repérer avec certitude le passage auquel se réfère Lecoq, mais voici, ce qui dans le chapitre 2, me paraît illustrer son propos :

Comme les éphèbes, [les hommes faits] se tiennent à la disposition des magistrats dans tous les circonstances où l’intérêt public réclame des hommes déjà réfléchis et encore vigoureux.[…] Tous les magistrats sont choisis parmi eux, à l’exception des maîtres des enfants.

[…]

Ces anciens ne vont plus à la guerre hors de leur pays; ils restent à la ville, où ils jugent tous les différends publics et privés. Ce sont eux qui prononcent les arrêts de mort, ce sont eux qui choisissent tous les magistrats.4

Il y a ici deux difficultés : d’abord, si on peut supposer que le choix des magistrats par une classe d’âge suppose que les anciens s’assemblent, les mentions des pratiques d’assemblées elles-mêmes sont absentes et interpréter ces passages en lien avec l’existence l’assemblée d’un « peuple en arme » est loin de relever de l’évidence. Ensuite et plus fondamentalement, la Cyropédie de Xénophon n’est pas un ouvrage historique. Xénophon a bien écrit des ouvrages historiques, comme les Hélleniques et l’Anabase; il connaît les Perses également (il faisait partie de l’expédition des Dix Milles). Mais la Cyropédie est un ouvrage sur l’art de commander dans lequel, pour servir son propos, Xénophon s’autorise de nombreux accrocs à la réalité historique. P. Chambry, dans la notice de présentation, indique que le choix de présenter Cyrus le Grand comme modèle à imiter devait en partie du fait que « son histoire à demi légendaire étant mal connue des Grecs, [Xénophon] pensait avoir le droit de la modifier selon ses vues. »5 Lecoq le sait, qui qualifie ailleurs dans le même livre la Cyropédie de « roman pédagogique, [qui] cotient beaucoup trop d’éléments appartenant à la fiction pour être prise en compte ici »6.

L’autre source grecque utilisée par Lecoq est, je l’ai déjà dit, Hérodote et plus précisément le passage sur le débat des Perses. Lecoq reconnaît que les concepts, le vocabulaire et l’argumentation sont grecs, mais à son avis, « l’insertion, de ce texte, à cet endroit, par Hérodote n’est pas innocente »7 et renvoie à la disparition de la fonction politique de la kāra sous le règne de Darius, dont Lecoq voit la confirmation dans le fait, déjà évoqué, qu’elle n’apparaît plus dans les inscriptions postérieures. Par ailleurs, Lecoq rappelle le passage où Otanès renonce à toute prétention au pouvoir en échange de quoi sa famille n’aura à obéir à aucun souverain et rapproche cet épisode d’un autre paragraphe de l’inscription de Bisotun. Voici l’extrait en question :

Le roi Darius déclare :

Toi qui par la suite, sera roi,

protège bien la famille de ces hommes.

Ce paragraphe en suivant un autre qui procédait à l’énumération des participants au coup d’État contre l’usurpateur, Lecoq l’annote en disant « Rappelle le traitement de faveur dont bénéficie la famille d’Otanès, selon Hérodote »8. (p.212, pour la traduction et l’annotation) Toutefois, à la lecture de la traduction, je ne vois aucune raison de rapporter la protection de la famille de « ces hommes » à Otanès spécifiquement. Mais accordant foi à Hérodote pour compléter son analyse, Lecoq interprète le tout comme un signe que l’élimination de la kāra s’est fait « en douceur »9.

En lisant Lecoq, j’ai été pris de l’enthousiasme des nouvelles découvertes. La notion de kāra était toute nouvelle pour moi et cette manière de parler des Perses cassait largement l’image que j’en avais. Or, j’aime cette sensation de casser les idées reçues. J’ai voulu creuser pour savoir ce que je trouverais de plus sur la kāra. Sans faire une recherche bibliographique extensive, je suis essentiellement tombé sur des textes de Pierre Briant, auteur d’une grande synthèse sur l’empire achéménide, qui est en désaccord marqué avec les lectures de Lecoq.

Dans le Bulletin d’Histoire Achéménide, Briant écrit ne pas pouvoir accepter l’interprétation de Lecoq. Sans élaborer son argumentation (il renvoie à d’autres publications) il indique qu’en plus de l’interprétation du terme dans son contexte ne lui permet pas de le lire comme Lecoq. D’autre part, il lui semble que les versions du texte dans les autres langues ne renvoie pas au même sens10. Briant semble avoir détaillé son argumentation dans un texte publié en 1994, mais je n’ai pas encore pu mettre la main sur celui-ci. À défaut, j’ai plutôt été fureter dans son ouvrage de synthèse, Histoire de l’Empire perse, s’il y était fait mention de la kāra. Briant utilise également une interprétation en termes de « peuple en arme », ce n’est donc pas la traduction qui est à la source du désaccord, mais le sens donné au concept de peuple en arme. Discutant l’époque de Cyrus, il note que Hérodote mentionne que ce dernier a convoqué une « assemblée des Perses ». De là, « on est tenté de supposer que, dans l’armée, chaque chef de tribu conservait le commandement de son propre contingent, sous l’autorité suprême du roi. Celui-ci était le chef (karanos) du «peuple en armes » (kāra) ». Toutefois, Briant prend aussitôt ses distances avec Hérodote. Pour Briant, le fait que l’armée Perse était organisée pour effectuer des conquêtes durables impliquerait que « l’armée de Cyrus était tout autre chose que la réunion circonstancielle de contingents tribaux combattant en ordre dispersé et conservant leurs propres modes de combat. » Cyrus ne pourrait par ailleurs pas n’être « que le plus important des chefs de tribus, un primus inter pares. » puisque la succession dynastique achéménide serait trop régulière pour cela.11 Bien qu’intéressants, il faut noter que ces arguments reposent essentiellement sur ce que Briant considère être une organisation militaire efficace.

Dans les mentions qu’il fait du débat des Perses, Briant pose la question de savoir si la crise dynastique « avaient fait ressurgir, d’un très lointain passé, les aspirations des chefs de clans et de tribus à gouverner collectivement », pour indiquer ensuite que c’est peu probable, puisque cela « implique qu’un certain nombre d’aristocrates perses remettaient en cause les acquis des conquêtes, dont ils bénéficiaient tant. »12 Dans les annotations documentaires du chapitre, il indique fait celle-ci :

la bibliographie sur le « débat constitutionnel» est considérable: cf. Gschnitzer 1977: 30-40; Wiesehöfer 1978: 203-205 ; beaucoup d’auteurs jugent que, sous une forme grecque, Hérodote (qui affirme détenir ses informations de sources perses) a retransmis une réalité perse (cf. Dandamaev 1989a :106); cette interprétation est elle-même étroitement articulée sur celle qui fait de Bardiya un ennemi acharné de la noblesse; elle est également fondée sur la thèse de l’existence d’une Assemblée des nobles, aux décisions desquelles devraient se rendre même les rois; pour différentes raisons, cette thèse «féodale» me paraît insoutenable.13

Tout à fait profane en histoire antique, je me garderai bien de trancher entre les différentes versions présentées, bien que j’ai tenté de commenter les arguments et leurs limites. D’une manière générale, les arguments de Lecoq semblent reposer sur des interprétations aventureuses. Le scepticisme de Briant semble plus prudent, mais si certains de ses arguments me paraissent solides (la comparaison entre les traductions), d’autres reposant sur la vraisemblance me semblent devoir être pris avec un grain de sel. Mais les débats entre antiquisants sont complexes et difficiles, car ils reposent sur des sources très lacunaires rédigées dans des langues anciennes. Il me semblait toutefois intéressant de rendre compte de ce débat et d’introduire un peu d’incertitude dans l’appréhension de l’empire perse, de faire quelques découvertes en chemin.

Notes

1Pierre LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide (Paris: Gallimard, 1997).

2LECOQ, 168.

3LECOQ, 168.

4XENOPHON, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 32.

5Pierre CHAMBRY, « Notice sur la Cyropédie », in Xénophon, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 16.

6LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide, 73.

7LECOQ, 168‑69.

8LECOQ, 212.

9LECOQ, 169.

10Pierre BRIANT, « Bulletin d’histoire achéménide (BHAch I) », Topoi. Orient-Occident, no supp.1 (1997): 51.

11Pierre BRIANT, Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Paris: Fayard, 1996), chap. Prologue.

12BRIANT, chap. 3.

13BRIANT, chap. note documentaires.

L’accusation de Mélétos contre Socrate

La mort de Socrate, Jean-Louis Davis (1787)

Je prends une petite pause dans ma série sur le débat des Perses pour publier un billet qui, au départ, se voulait être une brève – mais dépasse finalement les 800 mots. Il a quand même l’esprit d’une brève, puisqu’il s’agit de présenter un petit extrait de document, plutôt qu’une thématique générale. L’extrait qui a attiré mon attention est le suivant:

 

Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pithée, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè: Socrate enfreint la loi, parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise: la mort.1

Lorsqu’on traite du personnage de Socrate, il est d’usage d’évoquer trois grandes sources: les écrits de ses disciples Platon et Xénophon et la pièce Les Nuées d’Aristophane, qui fait la satire des sophistes en les incarnant en Socrate (cf cette vidéo très bien faite). L’extrait ci-haut ne provient d’aucune de ces trois sources. Elle trouve son origine dans le procès même de Socrate, qui était conservé aux archives d’Athènes. Car les Athéniens conservaient des archives. D’après Hansen,

Les Athéniens avaient bien des Archives publiques au Mètrôon, sur l’Agora, où chaque citoyen pouvait obtenir à sa demande une copie de n’importe quel document public, écrite sur papyrus […]2

Des document publics ont donc été conservés. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous sont généralement des fragments d’inscriptions concernant ceux de ces documents qui devaient être faits connus du public. Pour être ainsi rendus publics, ils devaient être affichés à la vue de tous sur des supports publics, tels que du marbre ou, plus rarement, du bronze. Mais ce n’est pas par une de ces inscriptions que nous connaissons l’accusation de Socrate par Mélétos. Conservée aux archives d’Athènes, elle fut consultée au IIe siècle après Jésus Christ par un orateur et philosophe dénommé Favorinus d’Arles qui, venu parfaire son éducation à Athènes, y consulta les archives et transcrivit dans l’un de ses ouvrages l’accusation contre Socrate qu’il y avait trouvée. Des oeuvres de Favorinus d’Arles, seule une petite partie ont été conservées. Conserve-t-on celle où il a consigné l’accusation contre Socrate? je l’ignore, mais je ne le crois pas. C’est que Paulin Ismard ne le précise pas et qu’il ne cite pas Favorinus directement: il le cite d’après Diogène Laërce. Le document semble donc nous être parvenu à travers deux intermédiaires.
Il faut ajouter qu’il manque des clés d’interprétation sûres au document. En effet, comme l’indique Ismard, il est difficile de savoir si l’accusation, telle qu’elle est formulée, est le produit d’une formulation standard pour ce type de procédure, ou si elle est véritablement révélatrice des reproches faits à Socrate.
Ismard, toutefois, trouve néanmoins des éléments qui lui permettent d’incliner vers la première hypothèse.3 Dans un chapitre qu’il consacre à la thématique de l’impiété de Socrate, il explique qu’il est très difficile d’identifier un lien entre ces accusations et ce qu’on connaît de ce que Socrate faisait réellement. Par ailleurs, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité était une pratique parfaitement tolérée dans les années où s’est tenu le procès de Socrate. Autre point soulevé, d’autres sophistes de ce temps ont tenu des propos bien plus subversifs que ceux de Socrate en matière de piété, sans avoir été inquiétés. De plus, si les disciples de Socrate – et particulièrement Xénophon – se sont attachés à démontrer dans leurs écrits que leur maître avait été un homme très pieux, aucun ne cherche à réfuter l’idée qu’il aurait introduit de nouveaux dieux dans la cité, comme si cela n’avait aucune importance. Enfin, il existe un autre procès pour impiété célèbre dont nous gardons des traces, qui n’est pas susceptible d’avoir été influencé par la littérature sur le procès de Socrate: celui de la prostituée Phrynè. Les accusations contre cette dernière sont étrangement semblables aux accusations contre Socrate: introduire un nouveau dieu dans la cité et corrompre la jeunesse. Dans le droit athénien, explique Ismard, la légalité de la mise en accusation était d’abord vérifiée par l’archonte-roi (c’est à cette étape qu’est produit le document qui nous intéresse), puis ensuite jugé par le tribunal de citoyens sélectionnés au hasard. Au moment du jugement, les catégories juridiques demeurent délibérément floues. Même si l’accusation est « il a introduit de nouveaux dieux dans la cité », les juges n’ont pas à statuer sur cette affirmation précise, à cette étape il s’agit plutôt d’établir si, selon eux, il y a eu impiété de la part de l’accusé. C’est ce qui explique que des individus jugés pour des motifs aussi différents que Socrate et Phrynè puissent faire l’objet d’accusations pratiquement identiques. Suivant le raisonnement d’Ismard, l’un et l’autre auraient plutôt été plutôt jugés sur une catégorie générale « d’impiété » que sur les chefs d’accusation précis que sont la corruption de la jeunesse et, surtout, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité ou la négligence des dieux de la cité. Notons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse bien argumentée, mais qu’elle comporte une part importante d’incertitude.

Notes

1 Paulin ISMARD, L’événement Socrate (Paris: Flammarion, 2017), chap. 2,

2 Mogens Herman HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie, Texto (Paris: Tallandier, 2009), 33.

3 ISMARD, L’événement Socrate, chap. 4.

Bibliographie

HANSEN, Mogens Herman. La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie. Texto. Paris: Tallandier, 2009.

ISMARD, Paulin. L’événement Socrate. Paris: Flammarion, 2017.

Ouvrage que je n’ai pas lu mais qui aurait été bien sur le sujet:

Claude Mossé, Le procès de Socrate, 2012. Cf ici.

Le débat des Perses chez Hérodote (3) – La part de la guerre

Jusqu’à maintenant, j’ai assez peu discuté des arguments présentés au sein du débat. Dans ce billet, j’aimerais revenir sur la place des enjeux militaires au sein des débats sur les régimes politiques antiques. J’ai eu envie d’aborder ce thème, car, pour discret qu’il soit – principalement une phrase dans l’argumentation de Darius, auquel on peut peut-être ajouter une exclamation de Mégabyze – il a une importance primordiale dans les préoccupations de l’époque, tandis qu’il est facile pour nos contemporains de lever le nez sur celui-ci. Dans des sociétés où les valeurs guerrières sont aussi importantes que chez les Grecs et les Perses, il faut donner à cet argument toute son importance.

J’ai eu l’occasion de mentionner rapidement l’existence de deux passages où on peut percevoir un jugement d’Hérodote sur la vertu militaire qu’inspire la démocratie, pour l’un, ou la vaillance que peut inspirer le regard d’un monarque, pour l’autre. Je prendrai ici le temps de les citer, pour insister sur l’importance des considérations militaires dans le débat sur les régimes.

Le premier passage fait suite au récit de l’avènement de la démocratie à Athènes. Hérodote raconte que les Athéniens chassèrent leurs tyrans une première fois et que « [d]éjà puissante, Athènes le devint plus encore lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. » (V, 66) Puis, deux Athéniens, Isagoras et Clisthènes, luttèrent pour le pouvoir; ce dernier « vaincu, se tourna du côté du peuple » et entama des réformes démocratiques afin de mettre le peuple de son côté. Après avoir battu une expédition spartiate qui tentait de rétablir Isagoras au pouvoir, la démocratie devient véritablement le régime d’Athènes.

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux: soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans on propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise. (V, 78)

L’autre passage que je souhaite citer nuance considérablement l’idée de l’infériorité militaire de la monarchie. Car ce qu’il suggère c’est que, si le monarque est présent sur les lieux de la bataille, sa présence peut dynamiser les troupes. Ainsi à la bataille de Salamine:

[…] ils étaient(car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu’ils ne l’avaient été devant l’Eubée, car tous rivalisaient d’ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi. (VIII, 86)

Pour revenir au débat des Perses, on y retrouve les valeurs militaires, d’une part comme critique de la démocratie, d’autre part comme argument en faveur de la monarchie. C’est d’abord Mégabyze qui avance qu’une démocratie est incapable de se gouverner de manière éclairée et s’en retrouve par conséquent affaiblie. C’est pourquoi il s’exclame: « Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! » (voir les extraits ici). Ce passage éclaire quelque peu celui où Hérodote évoque l’instauration de démocraties par les Perses dans les cités ioniennes où il indique que « [le général perse] Mardonios débarrassa les cités ionniennes de leurs tyrans et les transforma en démocratie. » (Hérodote, VI, 43), tout en soulignant que les Grecs seraient très surpris de cette initiative. Les cités ioniennes, en effet, gouvernées par des tyrans, venaient de se soulever et d’être matées. Si les tyrans ionniens venaient de faire la preuve qu’ils n’étaient pas dociles, et si les Perses croyaient, à l’instar de Mégabyze et Darius, que des régimes populaires seraient de moins dangereux ennemis, alors remplacer les tyrans rebelles par des démocraties paraît être une décision logique. Il faut noter toutefois qu’Hérodote ne fait pas lui-même une telle mise en perspective et semble plutôt accueillir ces changements de régime comme une forme de libération pour les Ioniens par rapport à leurs tyrans – si toutefois le verbe « débarrasser » traduit fidèlement les connotations de l’original.

L’argument de Darius, de son côté, concerne les secrets militaires: « jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé ». Cinzia Bearzot confirme qu’il s’agira d’un argument thématique dans la réflexion sur la démocratie chez les Grecs. Démosthène, un démocrate, rappellera que c’est un avantage dont jouit Philippe de Macédoine par rapport à Athènes:

« Devant la rapidité d’action et l’efficacité d’un souverain comme Philippe, capable de concentrer tous les pouvoirs dans ses mains et d’agir promptement sur la base de ses seules décisions personnelles, sans les dévoiler si cela s’avère nécessaire, le processus décisionnel transparent, mais aussi inévitablement lent, de la démocratie athénienne semblait inadéquat, même aux yeux des démocrates convaincus, car faible et peut réactif, et aussi aisément exposé à être éventé à travers des décisions d’espionnage. »1 (2015, p.118)

Bearzot développe ce thème en rappelant des cas connus à travers des enjeux rencontrés par les stratèges Miltiade après la bataille de Marathon, Thémistocle à la veille de la guerre du Péloponnèse, ou Périclès et Theramène au cours de celle-ci. Dans tous les cas, ils durent élaborer des pratiques autour du secret militaire qui constituaient des décalages(provisoirement acceptés) par rapport aux normes démocratiques athéniennes. Or, ces décalages peuvent introduire le soupçon que l’urgence du moment est exploitée pour trahir la démocratie et usurper le pouvoir. On retrouve par ailleurs dans un discours prêté à Périclès par Thucydide la mention que les athéniens doivent se reposer sur leurs seules vertues guerrières sans compter sur le secret et la surprise:

« Nous nous distinguons encore de nos adversaires par la façon dont nous nous préparons à la guerre. Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements ou qu’on ne soit témoin de certains faits dont la divulgation pourrait rendre service à nos ennemis. Car, plutôt que sur les préparatifs et les effets de surprise, nous comptons sur le courage avec lequel nos homme se battent. » (Thucydide, II, 39)

Ce discours est une oraison funèbre pour les hommes tombés au combat lors de la première année de la guerre du Péloponnèse, il faut donc faire la part de l’idéalisation de ce type de discours. On l’a déjà dit, Périclès verra la nécessité du secret en des occasions plus concrètes. Mais il importe de voir ici la réponse idéologique apportée par les démocrates à la critique de l’inefficacité militaire de la démocratie.

Il est naturel d’entretenir un certain scepticisme par rapport à l’argument de Darius. Il y a à ça de bonnes et de mauvaises raisons. Parmi les mauvaises, les habitudes créées chez nous par les démocraties représentatives, où la population ne participe guère aux délibérations militaires, par rapport à une démocratie directe comme celle d’Athènes, où elle est directement impliquée dans les décisions. Parmi les bonnes, on peut se demander à quel point un monarque pouvait vraiment être seul à conserver le secret de ses projets tout en conservant l’efficacité de la chaîne de commande. Pour que ses ordres soient bien exécutés, au moins une partie des exécutants devaient en comprendre le sens – ce qui permet d’affirmer que la formulation d’un Darius (ou d’un Démosthène) est sans doute exagérée, mais n’invalide pas forcément tout l’argument.

Quoiqu’il en soit de ce qu’on pense de l’argument, il témoigne du moins de l’importance que cette préoccupation avait aux yeux des contemporains.

Notes

1Cinzia BEARZOT, « La monarchie dans le Tripolitique d’Hérodote (III, 82) », Ktèma, no 40 (2015): 118.

Le débat des Perses chez Hérodote (2) – Structure du débat

Hérodote

Hérodote

Dans le précédent billet, j’ai présenté le débat des Perses sur la question du meilleur régime, tel qu’il est présent dans le récit d’Hérodote. Je l’ai également situé au sein du récit de l’histoire Perse qu’Hérodote effectue pour indiquer d’où viennent les adversaires qu’affrontent les Grecs lors des guerres médiques. Dans cette présentation, j’ai donné quelques indications sur les trois intervenants du débat des Perses. Je ne crois pas que les quatre autres Perses convoqués au choix du nouveau gouvernement de l’empire soient significatifs. Si aucun d’entre eux ne prend la parole, c’est avant tout pour des motifs narratifs: la typologie des gouvernements chez les Grecs reconnaît trois types (cette nomenclature se raffinera avec le temps, mais nous n’y sommes pas encore), donc trois Perses prennent la parole.

Dans ce billet, je souhaiterais compléter la présentation en abordant les effets de la structure du débat. A priori simple, puisqu’il s’agit de présenter les arguments pour un régime et contre les régimes adverses pour chacun des types de gouvernements envisagés, elle mérite une certaine attention parce qu’elle a des effets sur la manière dont les arguments et les régimes sont perçus.

Avant d’en venir à ce fait, j’aimerais ouvrir une brève parenthèse sur la position de l’auteur lui-même. Hérodote, qui narre le débat, est-il partial envers un régime? Il me semble difficile de l’affirmer sans l’ombre d’un doute. Plusieurs de ses lecteurs ont voulu voir chez Hérodote un penchant vers la démocratie. On peut évoquer un passage où il affirme la supériorité militaire des démocraties, dans la mesure où, selon lui, le guerrier d’une démocratie se bat pour sa liberté, tandis que le guerrier d’un tyran n’est guère motivé (Histoires, V, 78). Mais comme souvent chez Hérodote, on peut trouver un contre-exemple, car à la bataille de Salamine, il indique que le regard du tyran peut enflammer l’ardeur des combattants (Histoires, VIII, 86)1. Athénien d’adoption, ayant peut-être fréquenté Protagoras, Hérodote était bien placé pour être favorable au régime d’Athènes. Toutefois, le débat des Perses n’est pas strictement décisif sur cette question, il semble plutôt présenter trois positions. Si les Perses, eux, tranchent en faveur de la monarchie, rien n’indique qu’Hérodote penche dans le même sens que ses personnages.

Il est tentant en revanche d’affirmer que la présentation que fait Hérodote de l’aristocratie est la plus faible – et nous en arrivons maintenant au sujet principal de ce billet : la structure du débat. Non seulement, comme je l’ai noté dans le billet précédent, le défenseur de l’aristocratie, Mégabyze, est celui dont la charge symbolique est la moins forte2, mais la position de ce type de gouvernement y apparaît comme le régime du milieu, au sens littéral comme au figuré. En effet, non seulement Mégabyze est-il le second à parler, mais la quasi-totalité de ce qu’il a à dire se recoupe avec le propos des deux autres débatteurs. Dans son intervention, il n’a aucune critique originale à faire à la monarchie: il se contente de s’associer et faire siennes les critiques d’Otanès. Quant aux critiques qu’il adresse à la démocratie, elles semblent préparer l’intervention de Darius dont la première parole consiste à s’associer avec celles-ci. Il est par ailleurs remarquable que l’essentiel de son argumentation soit contre un autre type de régime et une seule phrase, la dernière, peut être regardée comme un argument pour l’aristocratie. L’aristocratie apparaît donc comme le meilleur des régimes, ou peut-être plutôt le moins pire des régimes, par défaut, parce que ses rivaux ont été disqualifiés.

L’autre aspect qu’il convient de relever sur la structure du débat concerne le placement de la monarchie. Jacqueline de Romilly le note d’emblée dans son analyse du débat des Perses: d’une part, « la royauté figure au début et à la fin, comme le régime le plus aisé à critiquer et comme le meilleur »3. Otanès intervenant en premier, il fonde sa défense de la démocratie sur la base d’une critique de la monarchie et, d’autre part, sur une défense de la démocratie. Otanès ne se préoccupe pas de l’aristocratie : il attaque le régime qui avait été jusque-là le régime perse et fait l’éloge d’un gouvernement égalitaire. La démocratie se légitime par le refus de la tyrannie – ce dernier terme se confondant chez lui avec le gouvernement d’un seul. On pourrait aller jusqu’à dire que la critique de la tyrannie fonde et justifie la pertinence même du débat.

Première mentionnée, la monarchie est également mentionnée la dernière. Cette fois-ci, c’est bien comme « monarchie » (et non tyrannie) qu’elle apparaît dans le discours de Darius. Elle devait nécessairement être mentionnée en dernier. En effet, puisqu’à l’heure où Hérodote narre son histoire, les Grecs savent bien que Darius, puis Xerxès, ont régné sur les Perses, Darius ne pouvait qu’emporter le débat. Son intervention étant située à la fin du passage renforce cet effet: il a le dernier mot dans tous les sens du terme. On note par ailleurs qu’il ne répond pas vraiment aux critiques formulées par Otanès: elles sont balayées sous le tapis. En effet, le fait que Darius soit situé à la fin du débat risque de faire oublier quelque chose: lorsqu’il suppose la monarchie sous son meilleur jour, il oublie qu’Otanès a déjà répondu à cet argument de manière préventive en disant que même le meilleur des hommes se laisserait corrompre. J’aurai l’occasion d’y revenir, parce que la corruption est l’un des thèmes que je prévois aborder dans cette série. Qu’il suffise pour le moment de retenir l’effet de disposition dans l’ordonnancement du débat: elle épargne à Darius la réplique qu’Otanès pourrait aisément lui faire.

Notes

1 Plus généralement, pour un rapide tour d’horizon des débats sur les affinités politiques d’Hérodote, voir la note 61 dans Julián GALLEGO, « La révolution athénienne. Penser l’événement démocratique », Dialogues d’Histoire ancienne 43, no 1 (2017): 33‑65.

2 On ne retrouve qu’une seule autre mention du personnage dans les *Histoires* et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage.

3 Jacqueline ROMILLY, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote », Revue des Études Grecques, s. d., 84.

Le débat des Perses chez Hérodote (1)

Fragment des Histoires sur le papyrus d’Oxyrhynque

Un des avantages de sortir du cycle universitaire est qu’on peut prendre son temps, incluant pour moi celui de lire quelques-uns de ces classiques dont tous les historiens entendent parler au cours de leur formation, mais que peu d’entre eux lisent vraiment car ils se situent trop loin de leurs champs de recherche respectifs. Les deux volumes de L’enquête d’Hérodote (mieux connu comme ses Histoires) vieillissaient sur les tablettes de mes bibliothèques sans que j’ai le temps de faire davantage que de les feuilleter, car mon énergie était plutôt consacrée à l’Espagne du XVIe siècle. Au cours de la dernière année, je les ai lu et je souhaitais, pour reprendre le blogue, aborder l’un des passages les plus fascinant de l’oeuvre: le débat des Perses sur les formes de gouvernement, également connu comme « La tripolitique ».

Ce texte est l’un des premiers qui mette en scène la typologie classique que les Grecs font des formes de gouvernement en trois catégories (d’où le nom de tripolitique, littéralement les trois politiques). Curieusement, ce thème grec de la classification des gouvernements est attribué, chez Hérodote, à trois aristocrates perses: Otanès, Mégabyze et Darius.

Dans ce billet, je voudrais d’abord indiquer comment le débat des Perses se situe dans le contexte général de l’oeuvre d’Hérodote, puis d’abord exposer les trois discours dont se compose le débat. Comme ça fera déjà long, je renverrai le commentaire des argumentations à un prochain billet.

Contexte du débat des Perses

Situons d’abord ce segment dans l’ensemble de l’œuvre. Bien qu’Hérodote relate de nombreuses histoires et décrits de nombreux pays et peuples, le motif de son œuvre est de retracer l’origine et le déroulement des Guerres médiques, les deux grandes tentatives d’invasion de la Grèce par les empereurs perses Darius, puis Xerxès. Le récit d’Hérodote suit pas à pas l’émergence de l’Empire Perse, l’ennemi des guerres qu’Hérodote a entrepris de relater, et son évolution d’un règne à l’autre. Darius, le roi des Perse lors de la première guerre médique, est issus de la troisième génération de l’empire fondé par Cyrus. Ce dernier s’était révolté contre l’empire des Mèdes, qu’il soumit, avant d’entreprendre la conquête de l’Anatolie et la Mésopotamie. Son fils, Cambyse, étendit l’empire à l’Égypte. Présenté par Hérodote comme fou et paranoïaque, Cambyse se serait rendu coupable de plusieurs crimes et cruautés, dont nous ne retiendrons ici que le meurtre de son frère Smerdis, resté en Mésopotamie. Si nous retenons celui-ci en particulier, c’est que ce meurtre donna l’occasion à un administrateur appartenant au peuple Mage d’usurper l’identité dudit frère pour régner à sa place. Cambyse lui-même étant mort sans avoir pu revenir reconquérir son empire, ce Mage se maintint un certain temps au pouvoir, jusqu’à ce qu’un groupe de sept Perses, dont Darius, découvrent l’imposture et complotent pour assassiner l’usurpateur. Après qu’ils soient parvenus à leurs fins, la nouvelle de l’imposture et de l’assassinat se répandit parmi le peuple et donna lieu à un grand massacre des Mages par les Perses, massacre auquel on a donné le nom de Magophonie.

Voilà le contexte minimal pour bien comprendre le contexte au moment où Hérodote situe le débat des Perses. Jusque-là, le récit est, dans ses grandes lignes, corroboré par les inscriptions retrouvées par l’archéologie en Iran, notamment l’inscription de Behistun.

Selon le récit, après 5 jours de chaos, les sept conspirateurs se réunirent et débattirent de la forme de gouvernement que les Perses devaient adopter – les Perses devaient-ils se constituer en démocratie? En aristocratie? En monarchie? Cette partie de l’épisode n’est pas corroborée par les sources perses et son historicité a été longuement débattue par les historiens[1]. Si tous ne sont pas d’accord pour en nier l’existence, en revanche il est raisonnable d’accepter qu’Hérodote l’exprimait dans des termes qui sont ceux du débat politique grec, plutôt que perse. Hérodote, cependant, insiste au moment de relater le débat, que celui-ci a réellement eu lieu : « les auteurs du complot délibérèrent sur la situation, et l’on tint des discours auxquels certains des Grecs refuseront peut-être d’ajouter foi, mais qui furent bel et bien prononcés. » (Hérodote, III, 80). Non seulement il insiste au moment d’en faire le récit, mais il le mentionne à nouveau bien plus tard. En effet, lorsqu’il mentionne qu’un général perse a remplacé des tyrans par des démocraties dans la péninsule anatolienne, Hérodote indique en aparté « ce que je vais dire surprendra beaucoup les Grecs, qui ne veulent pas croire qu’Otanès, lors du complot des sept Perses, avait proposé d’établir en Perse le régime démocratique » (Hérodote, VI, 43).  Une telle insistance sur la véracité des propos qu’il tient n’est pas commune dans ce texte, il accorde donc à ce passage une importance particulière. Il est manifestement en butte au scepticisme de ses compatriotes grecs et en retire une certaine amertume.

L’opinion d’Otanès

Le premier à intervenir est Otanès. Cela revêt peut-être une certaine importance symbolique, car Otanès fut aussi le premier à découvrir l’imposture du Mage qui se faisait passer pour Smerdis. Otanès se fait le défenseur de la démocratie.

À mon avis, déclara-t-il, le pouvoir ne doit plus appartenir à un seul homme parmi nous: ce régime n’est ni plaisant ni bon. Vous avez vu les excès où Cambyse s’est porté dans son fol orgueil, vous avez supporté l’orgueil du Mage aussi. Comment la monarchie serait-elle un gouvernement équilibré, quand elle permet à un homme d’agir à sa guise, sans avoir de comptes à rendre. Donnez ce pouvoir à l’homme le plus vertueux qui soit, vous le verrez bientôt changer d’attitude. Sa fortune nouvelle engendre en lui un orgueil sans mesure, et l’envie est innée dans l’homme: avec ces deux vices, il n’y a plus en lui que perversité; il commet follement des crimes sans nombre, saoul tantôt d’orgueil tantôt d’envie. Un tyran, cependant, devrait ignorer l’envie, lui qui a tout, mais il est dans sa nature de prouver le contraire à ses concitoyens. Il éprouve une haine jalouse à voir vivre jour après jour les gens de bien; seuls les pires coquins lui plaisent, il excelle à accueillir la calomnie. Suprême inconséquence: gardez quelque mesure dans vos louanges, il s’indigne de n’être pas flatté bassement; flattez-le bassement, il s’en indigne encore comme d’une flagornerie. Mais le pire, je vais vous le dire: il renverse les coutumes ancestrales, il outrage les femmes, il fait mourir n’importe qui sans jugement. Au contraire, le régime populaire porte tout d’abord le plus beau nom qui soit: « égalité »; en second lieu, il ne commet aucun des excès dont un monarque se rend coupable: le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant le peuple. Donc voici mon opinion: renonçons à la monarchie et mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité. (Hérodote, III, 80)

L’opinion de Mégabyze

Vient ensuite Mégabyze, qui consacre l’essentiel de son intervention à la critique de la démocratie défendue par Otanès. Contrairement à ce dernier, qui a découvert l’imposture du faux Smerdis, et à Darius qui deviendra roi, Mégabyze est le seul des trois personnage n’occupant aucun rôle symbolique particulier. On ne retrouve en effet qu’une seule autre mention du personnage dans les Histoires et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage. Il défend l’aristocratie en ces termes:

Quant Otanès propose d’abolir la tyrannie, déclara-t-il, je m’associe à ses paroles. Mais quand il vous presse de confier le pouvoir au peuple, il se trompe: ce n’est pas la meilleure solution. Il n’est rien de plus stupide et de plus insolent qu’une vaine multitude. Or, nous exposer, pour fuir l’insolence d’un tyran, à celle de la populace déchaînée est une idée insoutenable. Le tyran, lui, sait ce qu’il fait, mais la foule n’en est même pas capable. Comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’a jamais reçu d’instruction, jamais rien vu de beau par elle-même, et qu’elle se jette étourdiment dans les affaires en bousculant tout, comme un torrent en plein crue? Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! Pour nous, choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettrons le pouvoir: nous serons de ce nombre, nous aussi, et il est normal d’attendre, des meilleurs citoyens, les décisions les meilleures. (Hérodote, III, 81)

L’opinion de Darius

C’est à Darius que revient le dernier mot, dans tous les sens du terme, puisqu’il fait la dernière intervention, mais que c’est aussi à son avis que se rangeront les 7 conjurés. Notons que se décider à adopter la monarchie n’implique pas encore le choix du monarque, ce qui se fera plus tard par une méthode sensée être aléatoire, mais à laquelle Darius trichera pour s’emparer du trône. Darius défend son point de vue ainsi:

Pour moi, dit-il, ce que Mégabyze a dit du régime populaire est juste, mais sur l’oligarchie il se trompe. Trois formes de gouvernement s’offrent à nous; supposons-les parfaites toutes les trois – démocratie, oligarchie, monarque parfaits – : je déclare que ce dernier régime l’emporte nettement sur les autres. Un seul homme est au pouvoir: s’il a toutes les vertus requises,on ne saurait trouver de régime meilleur. Un esprit de cette valeur saura veiller parfaitement aux intérêts de tous, et jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé. En régime oligarchique, quand plusieurs personnes mettent leurs talents au service de l’État, on voit toujours surgir entre elles de violentes inimitiés: comme chacun veut mener le jeu et voir triompher son opinion, ils en arrivent à se haïr tous; des haines naissent les dissensions, des dissensions les meurtres et par les meurtres on en vient au maître unique, – ce qui prouve bien la supériorité de ce régime-là. Donnez maintenant le pouvoir au peuple: ce régime ne pourra pas échapper à la corruption; or la corruption dans la vie publique fait naître entre les méchants non plus des haines, mais des amitiés tout aussi violentes, car les profiteurs ont besoin de s’entendre pour gruger la communauté. Ceci dure jusqu’au jour où quelqu’un se pose en défenseur du peuple et réprime ces agissements; il y gagne l’admiration du peuple et, comme on l’admire, il se révèle bientôt chef unique; et l’ascension de ce personnage prouve une fois de plus l’excellence du régime monarchique. D’ailleurs, pour tout dire en un mot, d’où nous est venue notre liberté? À qui la devons-nous? Est-ce au peuple,à une oligarchie,ou bien à un monarque? Donc, puisque nous avons bien été libérés par un seul homme, mon avis est de nous en tenir à ce régime et, en outre, de ne pas abolir les coutumes de nos pères lorsqu’elles sont bonnes: nous n’y aurions aucun avantage. (Hérodote, III, 82)

La dissension d’Otanès

Bien que cela ne fasse pas à strictement partie du débat, il me semble que le portrait n’est pas complet sans mentionner la dernière intervention d’Otanès. À ce point, les Sept se sont déjà prononcés pour la monarchie et il n’est plus question d’argumenter en faveur de la démocratie. Toutefois, Otanès ne se résout pas à se soumettre à un monarque. Voici la teneur de son intervention:

Compagnons de révolte, il est bien clair qu’un seul d’entre nous va devoir régner, qu’il soit désigné par le sort, par le choix du peuple perse, ou par tout autre moyen.  Pour moi, je ne prendrai point part à cette compétition: je ne veux ni commander, ni obéir; mais si je renonce au pouvoir, c’est à la condition que je n’aurai pas à obéir à l’un de vous, ni moi, ni aucun de mes descendants à l’avenir. (Hérodote, III, 83)

Hérodote conclut ce passage en indiquant que cette demande fut acceptée par ses six compagnons et que l’accord fut respecté de tous. « Aujourd’hui encore sa famille, seule en Perse, demeurent pleinement indépendante et n’obéit qu’aux ordres qu’elle veut bien accepter, aussi longtemps qu’elle ne transgresse pas les lois du pays. » précise-t-il (Hérodote, III, 83). Notons que ce passage n’indique pas seulement la décision d’Otanès et ses possibles implications philosophiques, mais esquisse aussi une brève et incertaine des méthodes de choix des gouvernants: hasard, élection ou… autre chose?

Comme indiqué en introduction, je reviendrai dans un autre billet sur quelques commentaires que m’inspire ce texte.

Notes

[1] François LASSERRE, “Hérodote et Protagoras: Le débat sur les constitutions,” Museum Helveticum 33, no. 2 (1976): 67–68.

Reprise du blogue

D’aucuns auront remarqué que ce lieu a été laissé à l’abandon depuis un certain temps. La raison est simple: d’abord, je me suis réorienté d’historien en développeur web. La formation et l’apprentissage en emploi ont absorbé toute mon énergie et j’ai laissé tombé pratiquement toute autre activité pendant longtemps, y compris ce blogue. Pendant un temps, même une partie importante de mes loisirs était consacré à m’exercer à la programmation. Après j’ai recommencé à avoir des loisirs que je consacrais à autre chose, mais ayant déjà perdu l’habitude de bloguer, m’y remettre n’était pas un automatisme.

Je reprends parce qu’en plus d’avoir désormais un peu plus de temps, je ressens le besoin de recommencer à prendre des notes sur les lectures, à organiser mes pensées. Certains des thèmes que j’aborderai seront semblables à ce qu’on trouvait déjà ici, d’autres seront nouveau: les intérêts évoluent. Par ailleurs, si j’ai davantage de temps, j’en ai quand même moins qu’il y a quelques années, aussi je ne pense pas reprendre le même rythme qu’auparavant. Je publiais un billet par semaine. Désormais, mon objectif est d’avoir un billet régulier par mois, à date fixe (probablement le deuxième vendredi du mois), auxquels s’ajouteront peut-être d’autres billets à date flottante.

Le premier billet est déjà composé et sa publication a été planifiée pour vendredi le 11. D’autres sont déjà ébauchés et suivront.

Un autre objectif, plus souterrain, va être de réparer progressivement les références cassées dans de vieux billets. En effet, par le passé, j’ai beaucoup utilisé Zotpress, un plugin de wordpress servant à faire le lien avec le logiciel de gestion bibliographique Zotero, pour faire les références de mes billets. J’avais déjà constaté avant d’arrêter de bloguer que ce système ne fonctionne pas très bien. En effet, Zotpress fonctionne avec des pointeurs qui, pour une raison quelconque, semble régulièrement se réinitialiser. Autrement dit, après un certain temps, il ne parvient plus à retrouver les références, ce qui laisse des articles privés de ces outils précieux. J’aimerais donc consacrer un peu de temps, petit à petit, pour remplacer les vieilles références zotpress par des références plus solides et durables.

Croisade contre la nuit des temps

Il faudrait pouvoir mettre la main sur des dissertations de toutes les époques pour en faire une étude comparée des introductions. On saurait alors si les mauvais tics d’étudiants sont aussi anciens que les dissertations – (notez la prudente variation sur « depuis que le monde est monde »).

Le fait est que c’est le sujet de chialâge de tout professeur collégial et universitaire que de râler sur les « depuis que le monde est monde » et « depuis la nuit des temps ». Non seulement c’est cliché et si régulièrement répété que ça nous sort par les oreilles, mais c’est aussi presque toujours faux et véhicule une image statique et naturalisée du monde social, chose qu’on ne peut pas accepter – surtout pas en histoire. Reste que les étudiants le savent. La dernière fois que j’ai donné une charge de cours (en première année d’université), quand j’ai avancé le genre d’introduction dont je ne voulais pas, c’est presque à l’unisson que mes étudiants m’ont devancé en disant « depuis la nuit des temps ». C’est dire s’ils avaient du se le faire dire par tous leurs profs depuis deux ans (c’est presque la nuit des temps, ça). Sans compter que ça se retrouve aussi facilement sur internet, cette croisade contre la nuit des temps. Au passage, chers amis profs: on n’est pas originaux pantoute.

Soit, me diront certains, ils le savent. Mais ils continuent, les sacripants. Parfois même sous la menace de représailles dans les points – ou alors, le sujet amené c’est pas ce cliché en particulier, mais n’est pas davantage pertinent. Jusqu’à un certain point, dirai-je. Mais je n’en ai, personnellement, pas trop souffert. Je crois que le fond du problème, c’est que malgré les tempêtes contre l’éternité du monde, on explique rarement aux étudiants à quoi sert vraiment un sujet amené. Je connais même des profs qui disent tout simplement à leurs étudiants de ne pas écrire de sujets amenés, de commencer directement par le sujet posé. Ce n’est pas la voie que j’ai choisie.

Pour ma part, je leur explique de voir leur sujet amené comme un « sujet contextualisé » ou un « sujet justifié ». La première phrase d’un court texte, ou le premier paragraphe d’un texte plus long, indique au lecteur pourquoi le texte est pertinent et vaut la peine d’être lu. L’exemple typique que j’ai donné, c’est une lettre à la Presse. Très souvent, la première phrase est « le politicien Machin Truc a fait telle déclaration à telle date » (sujet amené) tandis que la suivante est « Je vais expliquer pourquoi c’est une connerie » (sujet posé). Affirmer, directement « la phrase x est une connerie » risque de laisser le lecteur perplexe: mais quelle diable de mouche a piqué cette personne de réfuter une idiotie dans le journal. Au contraire, en précisant à la première phrase que le politicien Machin Truc l’a affirmé récemment, le lecteur comprend immédiatement l’enjeu. Dans un article savant, on retrouve aussi des sujets amenés similaires: on énonce une affirmation dite par un autre historien, prétexte à introduire une discussion, ou on cerne un enjeu ayant occupé plusieurs collègues au cours des années précédentes, ou un thème qui mériterait d’être introduit dans la recherche en raison d’un enjeu social particulier. Ensuite seulement, on annonce son angle d’approche, comment on compte discuter de la question: voici le sujet qui se pose, l’article concret qui se présente.

Mais expliquer ça aux étudiants, ça les aide un peu, mais ce n’est pas suffisant, me semble-t-il. C’est que le sujet amené, tel que je viens de l’expliquer, fait appel à l’intertextualité ou du moins à quelque chose en dehors du texte que s’apprête à écrire l’étudiant. Pour la personne qui écrit un texte en situation, identifier la raison qui la pousse à écrire ce texte n’est pas si difficile. Pour un étudiant qui écrit un texte sur un sujet qu’on vient de lui imposer, ça l’est bien davantage. Car dans le contexte scolaire, le prétexte de la rédaction est la question qu’on pose à l’étudiant. Et ça fait un bien vilain sujet amené que d’écrire « Le professeur nous a demandé d’écrire un texte sur les pamphlets subversifs lors de la Révolution française [sujet amené]. Je vais donc aborder la question de la subversion dans les pamphlets à la veille de la Révolution française [sujet posé]. » C’est exactement ce que j’ai expliqué à mes étudiants: écrire un bon sujet amené en contexte scolaire est plus difficile qu’en tout autre contexte. Et paradoxalement, je crois que ça les met à l’aise, parce que ça leur explique que leurs difficultés avec cette damnée première phrase est tout à fait normale. Puis, je leur indique que ce qui pourra les aider à trouver un bon sujet amené, c’est d’essayer d’imaginer par rapport à quel enjeu le thème imposé peut-il être pertinent. Ces explications – jointes à la menace d’enlever des points en cas de cliché, parce que bon, hein – ont donné de bons résultats.

Pour finir, un mot sur l’ouverture. Parce que bien qu’on voit rarement des profs revêtir leur cotte de maille et s’armer de leur lance de cavalerie pour aller pourfendre sans pitié les ouvertures estudiantines, force est de constater que la dernière phrase rivalise souvent avec la première en matière de clichés insipides et navrants. Encore une fois, je crois que c’est dû au choix de la dénomination, « ouverture », qui ne veut pas dire grand-chose (comme « sujet amené ») et les profs ne prennent souvent pas la peine d’expliquer clairement aux étudiants à quoi elle peut bien servir. L’ouverture complète le sujet amené dans son rôle d’intertextualité. Elle contribue à ancrer le texte dans son contexte, dans le dialogue avec d’autres auteurs, avec les projets à venir ou avec d’autres acteurs d’un milieu. Elle est également rendue plus difficile par le contexte scolaire, où la dissertation d’examen ne débouche sur pas grand-chose d’autre qu’une note. Ici, ce que j’ai proposé à mes étudiants, c’est de réexaminer leur texte en se demandant s’il débouche sur quelque chose qu’ils ne savent pas, mais aimeraient savoir. S’il y a quelque chose qui les aiderait à compléter leur analyse ou à aborder leur sujet autrement. C’est un peu l’équivalent que de se demander sur quoi devraient porter des recherches futures. Et ça marche bien. Je n’ai pas eu à me plaindre des ouvertures de mes étudiants cette année-là. J’ai même découvert un avantage à leur exposer cette manière de faire pour conclure leurs textes: en exposant les points aveugles et, surtout, ce qu’ils aimeraient savoir de plus sur leur sujet, les étudiants m’exposaient finalement ce qu’ils ou elles aimeraient voir davantage dans mon cours. Plus d’histoire populaire? Plus d’histoire comparée? Plus d’histoire religieuse des sciences? En réalité, à travers leurs ouvertures, j’ai découvert que c’était leur rapport à l’histoire qu’ils exposaient.

Concurrencer Facebook

Je disais il y a longtemps, dans mon premier billet, que je comptais sur ce blogue aborder des thèmes liés à mes intérêts d’historiens tout comme à mes intérêts citoyens. Bien sûr, ces deux domaines se recoupent, mais pas entièrement. Mais jusqu’ici, j’ai essentiellement traité de sujets historiques. Aujourd’hui une question dont j’ai eu l’occasion de débattre avec quelques amis au cours des années. Qu’on prenne donc ce texte pour ce qu’il est, c’est-à-dire d’abord un essai d’imagination où je partage quelques réflexions sur un enjeu qui me paraît important. Le déclencheur de ce billet est cependant la lecture de l’ouvrage de Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, ou plus exactement de la préface de 2018. Dans cette préface, l’auteur revient sur la manière dont se conçoit le mouvement du logiciel libre, c’est-à-dire comme utopie concrète et selon une logique interstitielle. Utopie concrète: c’est-à-dire un mouvement résultant en la construction d’organisations concrètes, pensées en rupture avec les logiques du monde d’aujourd’hui et fonction d’un monde à advenir. Une logique interstitielle: c’est-à-dire qu’il prétend produire des fissures dans le système actuel en montrant qu’il y existe des alternatives crédibles. Or, dans la préface, Broca indique que, s’il estime toujours que le logiciel libre répond aux caractéristiques d’une utopie concrète, il est plus circonspect quand à la logique interstitielle.

Il me semble en effet que cette stratégie ne suffit pas, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, tous les projets alternatifs sont loin de connaître le succès de Linux ou de Wikipédia. Ainsi le réseau social libre Diaspora, qui souleva beaucoup d’enthousiasme au début des années 2010, n’a jamais réussi à concurrencer sérieusement Facebook. Ces espoirs déçus ont des causes profondes. La principale est le phénomène économique appelé « effet de réseau », qui a de puissantes conséquences monopolistiques dans le monde numérique. L’intérêt de s’inscrire sur un réseau social augmente en effet en fonction du nombre total d’utilisateurs du service. Il n’est guère avantageux d’être sur un réseau social que personne ne fréquente… Il s’ensuit que les positions dominantes, comme celle de Facebook, ne peuvent être remises en cause que si une majorité d’utilisateurs migrent simultanément (ou presque) vers un service concurrent. Cela a relativement peu de chances d’arriver[1].

À la suite de ce paragraphe sur l’effet de réseau, il aborde aussi en mentionnant plusieurs exemples le déséquilibre des forces en présence: les géants de l’industrie numérique peuvent compter sur des développeurs bien rémunérés et beaucoup plus nombreux que les développeurs des logiciels libres. Il note cependant que l’utopie du logiciel libre a des impacts, malgré sa situation marginale, notamment sur les représentations du public, ses attentes et donc le débat public. Il faut donc poursuivre l’utopie du Libre, mais sans illusions, et en gardant à l’esprit que nous sommes sans doute condamné à vivre longtemps à l’ombre d’une société dominée par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple… auxquels ont ajoute parfois le « M » de Microsoft). Aussi Broca insiste-t-il sur l’importance d’arracher à ces entreprises des compromis socialement viables, concernant par exemple la fiscalité et la protection des données.

C’est pourquoi il faut aussi savoir délaisser les utopies concrètes: réinvestir les luttes politiques et syndicales traditionnelles, ne pas désespérer totalement de l’État et préférer, parfois, imposer une réforme par le haut qu’ouvrir une brèche par le bas. Sur des sujets comme la lutte contre l’ « optimisation fiscale », la protection des données personnelles ou la défense du droit du travail, nous aurions bien besoin de politiques nationales et européennes qui soient à la hauteur des enjeux. »[2]

J’adhère tout à fait à ce propos. Cela étant, je m’étonne qu’il n’ait pas fait le pas suivant, celui qui permettrait non pas de superposer les deux stratégies, mais plutôt de les croiser. Mais on peut aussi faire quelques réflexions, que j’espère n’être pas trop naïves car je ne suis pas à jour sur les débats que les agents du logiciel libre ont entre eux, sur ce que peuvent faire les développeurs de plus.

Le principe de l’effet de réseau, dont il est question, est revenu à de nombreuses reprises dans mes discussions au cours des dernières années. La première fois, il s’agissait de Facebook et de Diaspora. Plus récemment, il s’agissait plutôt de Academia et de son alternative libre H-Commons. Dans les deux cas, les plates-formes libres ont échoué à concurrencer leur contrepartie monopolistique. Diaspora avait pourtant eu une idée formidable pour tenter de réduire le coût de la migration depuis Facebook : il y existe une fonction qui permet de publier sur Facebook depuis Diaspora. Le problème, c’est que la fonction inverse — voir ce qui se passe sur Facebook depuis Diaspora — n’existait pas. Or, la communication, c’est quelque chose qui doit exister dans les deux sens, sinon il n’y a pas d’intérêt, du moins pas dans une logique bibliofaciale. J’ignore si quelqu’un a tenté de développer cette fonction, si cela s’est avéré impraticable, ou si personne n’y a pensé (ce qui m’étonnerait un peu quand même). Mais l’existence de cette seconde fonction aurait permis à des individus de migrer tranquillement sans perdre le bénéfice de leur réseau, ce qui aurait facilité la migration d’un plus grand nombre de personnes, à terme. Cependant, ces outils dussent-ils se mettre en place, je serais étonné que Facebook ne perçoive pas la menace et ne prenne pas des dispositions pour enrayer le phénomène en bloquant d’une manière ou d’une autre l’une des fonctions. Ce moyen, pour fonctionner, devrait donc être appuyé par les législateurs, qui devraient prendre des dispositions pour protéger ce type de dispositifs. Ce n’est donc pas quelque chose que les développeurs peuvent faire seuls.

Ce qu’ils peuvent tenter seuls, c’est d’accroître leur capacité d’initiative. L’effet de réseau, c’est aussi ce qu’on appelle le « winner take all » ou qu’on devrait dans ce cas-ci appeler le « first take all ». Le réseau qui gagne n’est pas forcément le mieux conçu : c’est tout simplement le premier à offrir un service donné. Une fois qu’il a atteint un niveau critique et que des émules apparaissent pour tenter de l’imiter et de le concurrencer, il est déjà trop tard : il a gagné, les concurrents ont perdu d’avance. Rien ne sert donc aux développeurs de développer des « Facebook libre », des « Academia libre » ou des « LinkedIn libre » : ils perdent leur temps. Il faut changer de stratégie, cesser d’imiter et imaginer des concepts de réseaux sociaux qui n’existent pas encore et les créer les premiers. Alors seulement le libre aura une longueur d’avance. Pas facile, car cela suppose d’imaginer ce qui n’existe pas encore et pourrait attirer l’intérêt et l’activité d’un public. Mais pas infaisable, avec de l’imagination. Après seulement, en partant d’un réseau constitué, on pourrait intégrer de nouvelles fonctions qui seraient « Facebook-like ». Bien sûr, cette stratégie n’est pas sans failles, car Facebook toujours aux aguets des possibles concurrents, aime ajouter des idées et des fonctions similaires pour freiner leurs développements. Pourtant, même lorsqu’il agit ainsi, Facebook ne semble pas échapper à la règle générale du « first take all » : quand il s’aperçoit qu’un nouveau concept se taille une place, il tend à réagir avec un temps de retard. Il y a donc une lumière d’espoir de ce côté.

Mais le plus intéressant, c’est encore de croiser les stratégies du libre et les stratégies traditionnelles. Le problème posé par l’effet de réseau, comme celui posé par la disproportion des forces, peut être en partie pallié par l’appui d’institutions déjà existantes. Par exemple, dans la mesure où Diaspora fonctionne sur le principe de serveurs décentralisés, chaque serveur entretenant un petit réseau connecté aux autres réseaux, il n’est pas interdit de penser que des institutions solides pourraient entretenir quelques serveurs : cela pourrait être des municipalités, des coopératives d’une certaine taille comme Desjardins, des syndicats ou autres choses. Dans tous les cas, quelques garde-fous sont nécessaires, car les réseaux sociaux ne peuvent pas devenir la créature de gouvernements (fussent-ils municipaux). Il faudra donc, un peu à la manière dont un média public se distingue d’un média d’État par une autonomie de gestion et de décision, assurer que le serveur conserve son autonomie. Cela impliquerait dans plusieurs cas de redynamiser la démocratie de certaines institutions rongées par la faiblesse de la participation ou des pratiques de gestion délétères. Mais des mouvements pour relancer la démocratie de telles institutions existent. Des voisins de la blogosphère (voir mes liens) comme Jonathan Durand Folco (pour le municipalisme) et Gabriel Monette (pour les coopératives et tout particulièrement Desjardins) y réfléchissent activement. Une autre voie envisageable serait d’entretenir ce type de serveurs par des sociétés de média, comme les a imaginé Julia Cagé[3]. Cela étant, les sociétés de média ne peuvent pas exister encore : les dispositifs pour les rendre possibles doivent encore être mis en place par les législateurs. C’est pourquoi cette voie devrait être avant tout portée par un parti politique où on aura lu, compris et débattu les propositions de Julia Cagé, capable de les porter devant l’Assemblée nationale.

Comme on le voit, chacune des avenues envisagées dans ce dernier paragraphe implique de croiser des acteurs traditionnels, des mouvements sociaux et les stratégies du libre.  Je ne sais pas à quel point mes idées sont réalistes. Elles me paraissent suffisamment valables pour être proposées au débat. Et si elles ne le sont pas, il restera à chacun à faire aussi son exercice d’imagination pour trouver des voies possibles.

Notes

[1] Sébastien BROCA, Utopie du logiciel libre, Lyon, le passager clandestin, 2018, p. 11‑12.

[2] Ibid., p. 13.

[3] Julia CAGÉ, Sauver les médias: capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil : La République des Idées, coll. « La République des idées », 2015, 115 p.

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Variations sur la non-violence

J’ai commencé à m’intéresser à l’action non violente à partir des débats Facebook entre militants, ou plutôt à partir de leur sclérose. Dans mon réseau élargi — mes amis et leurs amis, ou du moins ceux qui commentent chez mes amis — existe un débat sur la pertinence de la violence au sein des mouvements sociaux. Ce débat sur la violence n’est pas nouveau. Il traverse l’histoire des mouvements sociaux et ressurgit forcément à l’heure où ils gagnent en dynamisme, puis au moment où ils déclinent.

Dans mon réseau, le débat s’est moins fait entre des promoteurs de la non-violence et des promoteurs de la violence — ce serait caricaturer les derniers intervenants que de les présenter ainsi — mais entre promoteurs de la non-violence et critiques de la non-violence. D’une manière générale, même si mes sensibilités propres me portent dans le premier camp, je dois concéder que de ce que j’ai pu observer, le second camp montre davantage de dynamisme intellectuel que le premier.  Ils ont ainsi mis l’accent sur la confusion entre les différents registres de violence, confusion le plus souvent faite à l’avantage des forces dominantes, tout comme ils ont fait valoir que les mouvements non violents retenus par la mémoire collective pour leurs succès ont souvent coexisté avec des mouvements plus violents – et selon leur hypothèse, c’est une dynamique de type bon cop, bad cop qui obtiendrait les concessions, plutôt que le seul mouvement non violent. À mon sens, le camp défendant la non-violence, face à ces arguments, a eu tendance à se retrancher dans une opposition de principe sans argumenter sa position, ce qui a contribué à faire piétiner le débat. C’est pourquoi il me semble que la redécouverte de la littérature sur la non-violence, plus riche que de simples positions de principes et plus subversives que ce que la mémoire dominante en a fait, me paraît figurer parmi les démarches qu’il faudrait entreprendre pour relever ce débat.

En effet, les sociétés actuelles ont héroïsé des grandes figures de la non-violence. Mais ces figures demeurent mal connues. On aura beau avoir entendu parler de Martin Luther King à la petite école, avoir écouté deux ou trois fois le film Gandhi, entendu chanter les louanges de Mandela dans sa seconde période, celle où il a récusé l’action violente, cela ne nous fait à peine connaître ces figures qu’à travers leur mythe et leur image la plus édulcorée. Lorsque nous aimons dans ces révolutionnaires davantage leur non-violence que leur sens de la justice, ne perdons-nous pas de vue l’essentiel ? C’est pourtant à travers l’évocation de ces figures que nous valorisons le plus la non-violence. Bien souvent, sans connaître même les limites du concept de non-violence.

En réalité, les grandes figures de la non-violence nous parviennent souvent à travers la mémoire des dominants, expurgée de son caractère subversif. Comme l’écrit Sylvie Laurent à propos de Martin Luther King

Comme bien d’autres révolutionnaires, de Che Guevara à Frantz Fanon, King fut reconstruit comme une icône romantique. Les aspérités de sa     « voix » gommées, son message est édulcoré, ignoré ou incompris. King fut un militant et un pasteur, ou plus exactement un pasteur militant, mais il fut plus que cela : intellectuel dissident et théoricien de l’insurrection non violente, il nous donne des clés pour comprendre les modalités de révolte qui, au sein de nos démocraties et ailleurs, nous inspirent et nous édifient. Théoricien de la justice sociale, par-delà race et classe, Martin Luther King opéra une extraordinaire synthèse entre christianisme, liturgie noire, non-violence, désobéissance civile et marxisme.[1]

Pour commencer à débroussailler un peu le terrain et se repérer dans la littérature, un article de Jacques Semelin, daté de 1998, peut être un bon point de départ[2]. Bien que déjà ancien de 20 ans, cet article sur « la force des faibles » permet de découvrir les grandes lignes des débats qui ont traversés la littérature sur la non-violence. En raison de sa date, cet article ne permet pas de prendre acte des plus récents développement, mais il demeure pertinent pour connaître les tendances dominantes des origines à 1998. Jacques Semelin, historien spécialiste de l’histoire comparée des génocides[3], a également étudié les mouvements de résistance aux dictatures, ce qui situe cette revue de littérature au sein de son travail sur les mouvements d’opposition.

La première distinction opérée par Semelin pour analyser les différentes tendances repose sur les choix sémantiques des théoriciens de la non-violence, autrement dit sur la manière dont ils formulent leur philosophie. Il identifie trois tendances:

    1. La résistance passive : la plus anciennement définie, cette notion est apparue en Allemagne au milieu du XIXe siècle pour désigner la résistance de certains parlementaires à l’autoritarisme du monarque. En 1990, le politologue Steven D. Huzley a défini la résistance passive en termes de refus d’obéissance.
    2. La non-violence : cette notion s’est popularisée à partir de l’action de Gandhi. Chez les universitaires, le premier à en parler est Clarence Case. Partant de l’idée de résistance passive, il l’augmente d’un concept de « coercition non violente ». Gandhi s’appuyait sur une notion indienne appelée la satyagraha, qu’on traduit par « fermeté pour une juste cause ». À partir de cette notion, on a récusé l’idée de passivité, considérant qu’on parle d’une action non violente, qui ne peut se réduire à un « refus », mais est faite d’initiatives et de contraintes exercées sur le pouvoir. Bien qu’il ne partage pas les prémisses spirituelles de Gandhi, le politologue Gene Sharp est devenu le grand théoricien de cette approche, avec le livre The Politics of Non-Violent Action. Il y explique que « l’action non violente est une technique utilisée pour contrôler, combattre et détruire le pouvoir de l’adversaire par des moyens non violents d’exercice du pouvoir ».
    3. La résistance civile : construite sur le refus du terme de non-violence, l’approche en termes de résistance civile justifie ce changement de termes par la nécessitée de caractériser positivement l’action étudiée. Pour eux, on ne peut pas caractériser une action simplement par ce qu’elle n’est pas (« non » violente). Jacques Sémelin définit la résistance civile comme « la résistance d’acteurs sociaux ou politiques appartenant à la société civile et/ou à l’appareil de l’État, et ce, par des moyens politiques, juridiques, économiques ou culturels ». Cette approche est centrée sur le caractère « civil » des moyens mis en œuvre, par opposition aux moyens « militaires ».

Malgré leurs divergences, ces différentes tendances sont réunies par des références communes. Ainsi, les classiques les plus souvent cités par les tenants des trois tendances comprennent notamment Henry David Thoreau, La désobéissance civile et Étienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire. Ces deux textes mettent l’accent sur la dépendance des gouvernants envers l’obéissance des gouvernés, et sont utilisés dans la perspective d’une critique de la définition webérienne de l’État comme monopole de la violence légitime. En effet, pour les théoriciens de la non-violence, ce qui caractérise le pouvoir étatique est davantage fondé sur la coopération que la contrainte. Ce point est un lieu de ralliement des différents courants indiqués plus haut, par-delà leurs divergences.

Sur cette base, les principes généraux communs aux différentes tendances incluent:

  1. La conscientisation du sujet pour construire sa résistance.
  2. Le refus collectif de coopération — incluant la grève (non-coopération dans le travail), le boycottage (non-coopération dans la consommation) et la désobéissance civile (non-coopération concernant les lois).
  3. La « triangulation du conflit », c’est-à-dire la médiatisation du conflit à un tiers, afin de briser la polarité dominant-dominé.

Malgré l’accord sur ces principes, les théoriciens des trois courants sémantiques mentionnées plus haut se divisent en deux tendances stratégiques, l’une aux accents spirituels et humanistes influencée par Gandhi, l’autre aux accents pragmatistes et machiavéliens s’incarnant dans plutôt dans Gene Sharp. Alors que pour la première tendance le stoïcisme et le courage devant la souffrance visent à émouvoir et « convertir » l’adversaire, les tenants de la seconde tendance visent surtout à produire une situation invivable pour ce dernier et donc à lui forcer la main.

Hors des enjeux normatifs, bon nombre de théoriciens de la non-violence produisent également des études pour vérifier leurs présupposés et tester leurs hypothèses sur les conditions d’efficacité de leurs méthodes. Ils le font par des études de cas, où s’illustre particulièrement Adam Robert qui multiplie les monographies pour ensuite en faire des études comparatives. D’autres élaborent des typologies de l’action, notamment Gene Sharp. Ou des approches multifactorielles menées par des équipes de chercheurs, qui prennent appui sur les études de cas pour identifier les variables influant sur l’impact des méthodes.

Mais la non-violence ne garantit pas le succès. Or, quels sont les résultats des études sur les facteurs qui favorisent ou non la réussite des campagnes d’action non violentes ? Semelin, synthétisant les idées des diverses études, les expose selon deux axes : les facteurs internes au mouvement et les facteurs qui lui sont externes.

Le principal des facteurs internes (apparemment peu étudiés) relève de la cohésion et de l’unité du mouvement de résistance. La lutte non violente ne peut fonctionner que — selon Basil Liddel Hart — si aucune partie du mouvement ne fait le jeu de l’adversaire ou ne cède à la tentation d’adopter une tactique violente. Gene Sharp abonde en ce sens en soulignant que ce sont les bénéfices symboliques (gains de l’opinion publique) et politiques (ampleur du bassin de recrutement des activistes) de la lutte non violente qui sont compromis lorsqu’une frange du mouvement cède à la violence.

A contrario, les facteurs externes d’échec ont été davantage étudiés, en raison d’une objection fréquemment opposée aux apôtres de la non-violence : ces méthodes ne pourraient fonctionner que face à un adversaire doté d’une certaine conscience, et seraient condamnées à l’échec contre des forces « extrêmement féroces » telles que les nazis. C’est Gene Sharp qui a pris cette objection le plus au sérieux, en admettant qu’une répression violente peut casser un mouvement de résistance non violente. Il s’est efforcé de proposer des stratégies qu’il qualifie de « jiu-jitsu politique » pour esquiver ou tirer avantage de la violence de l’adversaire. Trois éléments peuvent amener le pouvoir répresseur à modérer sa répression (hors de sa conscience propre) :

– La désapprobation d’une puissance étrangère dotée d’influence sur ce pouvoir — ce qui s’est produit en Europe de l’Est quand la Russie de Gorbatchev a obligé certains pouvoirs de ces pays à modérer leurs répressions politiques pour des motifs diplomatiques.

– La résilience interne d’un mouvement particulièrement organisé.

– La réaction de l’opinion publique face au spectacle de la répression.

Sur la capacité des mouvements non violents à venir à bout de leur adversaire, Semelin identifie deux tendances. La première, incarnée par Gene Sharp, attribue au mouvement et à sa capacité organisationnelle intrinsèque un pouvoir susceptible de renverser n’importe quel adversaire pour peu qu’il soit bien manié. La seconde, incarnée par Adam Roberts, estime qu’un mouvement de résistance non violente ne peut être efficace que s’il s’élève dans un contexte favorable, autrement dit s’il vient concrétiser des faiblesses structurelles du régime auquel il s’oppose.

Ces débats sur l’efficacité des mouvements non violents ont amené à formuler des critères sur la base desquels on peut parler du succès ou de l’échec. On peut ainsi parler :

– De l’atteinte d’objectifs concrets à court terme (renforcement du mouvement ou obtention d’une concession).

– De l’atteinte d’objectifs à long terme.

– De la durabilité des gains.

– Du coût humain des gains.

La conclusion formulée par les auteurs ayant défini ces critères (Akerman, Kruegler, Wehr et Burgess) que les luttes non violentes ont un coût bien moindre que les luttes violentes pour l’atteinte d’objectifs similaires.

Reste qu’en évoluant d’une posture spirituelle et morale au départ pour se raffiner dans une posture plus réaliste et machiavélienne vers la fin, en insistant sur les mécanismes de pouvoir de la non-violence et ses conditions sociologiques, la littérature a ouvert la voie à un autre problème : si la non-violence se construit à travers des mécanismes de pouvoir visant à contraindre l’adversaire, on ne peut pas présumer de la supériorité morale de l’objectif que cherche à atteindre les activistes non violents. Ainsi la grève des camionneurs ayant contribué à déstabiliser Salvador Allende a-t-elle ouvert la voie à la dictature de Pinochet.

Enfin, question finale pour Semelin, aucune étude ne vient résoudre un problème sociohistorique précis : pourquoi, au sein d’histoires particulièrement violentes, qui enseignent donc des comportements violents aux populations, émergent parfois de larges mouvements non violents ?

Notes

[1] Sylvie LAURENT, Martin Luther King: une biographie intellectuelle et politique, Paris, Éditions Points, 2016, p. 22.

[2] Jacques SEMELIN, « De la force des faibles: analyse des travaux sur la résistance civile et l’action non violente », Revue française de science poitique, 1998, vol. 48, no 6, pp. 773‑782.

[3] Je l’ai découvert par le fascinant ouvrage Purifier et détruire, que je recommande. Jacques SEMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides., Paris, Seuil, 2005, 640 p.

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Satire des notes de bas de page

J’achève actuellement la lecture d’un ouvrage d’Anthony Grafton, Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note de bas de page. Petit livre touffu, au fil conducteur pas toujours facile à suivre, il fourmille de petites trouvailles plaisantes. Je reviendrai peut-être à un autre moment sur l’ensemble, mais pour aujourd’hui, je me contenterai d’une curiosité qu’on y apprend.

L’histoire se situe au XVIIIe siècle, dit « Siècle des Lumières » et la note de bas de page fourmille. Ce n’est pas tant la note érudite qui a la faveur des philosophes — quoique les antiquaires et les juristes, eux, la chérissent — que la note de bas de page littéraire, polémique et satiriste. Le trait tiré au bas de la page est l’annonce des développements où l’auteur ridiculise ses adversaires à qui mieux mieux.

Or, en Allemagne le festival des notes infrapaginales atteint des sommets d’intensité. Les lecteurs sont parfois friands d’un livre pour la seule vivacité des passes d’armes observables dans le sous-sol du texte. Si bien qu’il fallait que la note infrapaginale fasse elle-même l’objet d’une satire.

Voilà qu’en 1743, l’inévitable se produit et il prend pour titre Inkmars von Repkow Noten obne Text, écrit par un certain Rabener. L’auteur annonce la couleur : il n’écrit que pour la gloire et la fortune. Or, à quoi bon écrire un livre ? Ce n’est pas là ce qui intéresse les lecteurs : ces derniers ne cherchent que le commentaire que l’auteur adressera à d’autres auteurs. Autant passer directement à ce qui importe : voilà un livre qui n’aura que des notes de bas de page — écartons le superflu !

Notons que la satire formule à la note infrapaginale un reproche classique, encore fréquemment formulé aujourd’hui et que j’avais noté dans mon précédent billet sur la question : l’auteur abusant des notes n’assumerait pas son propos, voire ne penserait pas par lui-même.

Certains — écrit Rabener — dont on aurait juré que la Nature leur avait tout permis, sauf un destin de savant, et qui, sans jamais penser par eux-mêmes, glosent les pensées des Anciens et celles d’autres grands hommes, sont devenus eux-mêmes grands et redoutables ; et ceci grâce à quoi ? Grâce à des notes.[1]

Rabener a réussi son coup. Son livre fut un succès de librairie — je l’achèterais peut-être moi-même ! – et a déclenché rire sur rire, les gorges chaudes se déployant sur la longue durée. Forcément : la seule idée de ce livre me fait moi-même rire aujourd’hui.

Référence

[1] Cité par Anthony GRAFTON, Les origines tragiques de l’érudition : une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998, p. 99.

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