Croisade contre la nuit des temps

Il faudrait pouvoir mettre la main sur des dissertations de toutes les époques pour en faire une étude comparée des introductions. On saurait alors si les mauvais tics d’étudiants sont aussi anciens que les dissertations – (notez la prudente variation sur « depuis que le monde est monde »).

Le fait est que c’est le sujet de chialâge de tout professeur collégial et universitaire que de râler sur les « depuis que le monde est monde » et « depuis la nuit des temps ». Non seulement c’est cliché et si régulièrement répété que ça nous sort par les oreilles, mais c’est aussi presque toujours faux et véhicule une image statique et naturalisée du monde social, chose qu’on ne peut pas accepter – surtout pas en histoire. Reste que les étudiants le savent. La dernière fois que j’ai donné une charge de cours (en première année d’université), quand j’ai avancé le genre d’introduction dont je ne voulais pas, c’est presque à l’unisson que mes étudiants m’ont devancé en disant « depuis la nuit des temps ». C’est dire s’ils avaient du se le faire dire par tous leurs profs depuis deux ans (c’est presque la nuit des temps, ça). Sans compter que ça se retrouve aussi facilement sur internet, cette croisade contre la nuit des temps. Au passage, chers amis profs: on n’est pas originaux pantoute.

Soit, me diront certains, ils le savent. Mais ils continuent, les sacripants. Parfois même sous la menace de représailles dans les points – ou alors, le sujet amené c’est pas ce cliché en particulier, mais n’est pas davantage pertinent. Jusqu’à un certain point, dirai-je. Mais je n’en ai, personnellement, pas trop souffert. Je crois que le fond du problème, c’est que malgré les tempêtes contre l’éternité du monde, on explique rarement aux étudiants à quoi sert vraiment un sujet amené. Je connais même des profs qui disent tout simplement à leurs étudiants de ne pas écrire de sujets amenés, de commencer directement par le sujet posé. Ce n’est pas la voie que j’ai choisie.

Pour ma part, je leur explique de voir leur sujet amené comme un « sujet contextualisé » ou un « sujet justifié ». La première phrase d’un court texte, ou le premier paragraphe d’un texte plus long, indique au lecteur pourquoi le texte est pertinent et vaut la peine d’être lu. L’exemple typique que j’ai donné, c’est une lettre à la Presse. Très souvent, la première phrase est « le politicien Machin Truc a fait telle déclaration à telle date » (sujet amené) tandis que la suivante est « Je vais expliquer pourquoi c’est une connerie » (sujet posé). Affirmer, directement « la phrase x est une connerie » risque de laisser le lecteur perplexe: mais quelle diable de mouche a piqué cette personne de réfuter une idiotie dans le journal. Au contraire, en précisant à la première phrase que le politicien Machin Truc l’a affirmé récemment, le lecteur comprend immédiatement l’enjeu. Dans un article savant, on retrouve aussi des sujets amenés similaires: on énonce une affirmation dite par un autre historien, prétexte à introduire une discussion, ou on cerne un enjeu ayant occupé plusieurs collègues au cours des années précédentes, ou un thème qui mériterait d’être introduit dans la recherche en raison d’un enjeu social particulier. Ensuite seulement, on annonce son angle d’approche, comment on compte discuter de la question: voici le sujet qui se pose, l’article concret qui se présente.

Mais expliquer ça aux étudiants, ça les aide un peu, mais ce n’est pas suffisant, me semble-t-il. C’est que le sujet amené, tel que je viens de l’expliquer, fait appel à l’intertextualité ou du moins à quelque chose en dehors du texte que s’apprête à écrire l’étudiant. Pour la personne qui écrit un texte en situation, identifier la raison qui la pousse à écrire ce texte n’est pas si difficile. Pour un étudiant qui écrit un texte sur un sujet qu’on vient de lui imposer, ça l’est bien davantage. Car dans le contexte scolaire, le prétexte de la rédaction est la question qu’on pose à l’étudiant. Et ça fait un bien vilain sujet amené que d’écrire « Le professeur nous a demandé d’écrire un texte sur les pamphlets subversifs lors de la Révolution française [sujet amené]. Je vais donc aborder la question de la subversion dans les pamphlets à la veille de la Révolution française [sujet posé]. » C’est exactement ce que j’ai expliqué à mes étudiants: écrire un bon sujet amené en contexte scolaire est plus difficile qu’en tout autre contexte. Et paradoxalement, je crois que ça les met à l’aise, parce que ça leur explique que leurs difficultés avec cette damnée première phrase est tout à fait normale. Puis, je leur indique que ce qui pourra les aider à trouver un bon sujet amené, c’est d’essayer d’imaginer par rapport à quel enjeu le thème imposé peut-il être pertinent. Ces explications – jointes à la menace d’enlever des points en cas de cliché, parce que bon, hein – ont donné de bons résultats.

Pour finir, un mot sur l’ouverture. Parce que bien qu’on voit rarement des profs revêtir leur cotte de maille et s’armer de leur lance de cavalerie pour aller pourfendre sans pitié les ouvertures estudiantines, force est de constater que la dernière phrase rivalise souvent avec la première en matière de clichés insipides et navrants. Encore une fois, je crois que c’est dû au choix de la dénomination, « ouverture », qui ne veut pas dire grand-chose (comme « sujet amené ») et les profs ne prennent souvent pas la peine d’expliquer clairement aux étudiants à quoi elle peut bien servir. L’ouverture complète le sujet amené dans son rôle d’intertextualité. Elle contribue à ancrer le texte dans son contexte, dans le dialogue avec d’autres auteurs, avec les projets à venir ou avec d’autres acteurs d’un milieu. Elle est également rendue plus difficile par le contexte scolaire, où la dissertation d’examen ne débouche sur pas grand-chose d’autre qu’une note. Ici, ce que j’ai proposé à mes étudiants, c’est de réexaminer leur texte en se demandant s’il débouche sur quelque chose qu’ils ne savent pas, mais aimeraient savoir. S’il y a quelque chose qui les aiderait à compléter leur analyse ou à aborder leur sujet autrement. C’est un peu l’équivalent que de se demander sur quoi devraient porter des recherches futures. Et ça marche bien. Je n’ai pas eu à me plaindre des ouvertures de mes étudiants cette année-là. J’ai même découvert un avantage à leur exposer cette manière de faire pour conclure leurs textes: en exposant les points aveugles et, surtout, ce qu’ils aimeraient savoir de plus sur leur sujet, les étudiants m’exposaient finalement ce qu’ils ou elles aimeraient voir davantage dans mon cours. Plus d’histoire populaire? Plus d’histoire comparée? Plus d’histoire religieuse des sciences? En réalité, à travers leurs ouvertures, j’ai découvert que c’était leur rapport à l’histoire qu’ils exposaient.