Cependant, comme les billets de cette série l’ont montré, ce personnage important n’est mentionné que par un petit nombre de sources, et ce que disent ces sources demeure relativement maigre. La faiblesse des informations posent deux problèmes : le premier est simple et intuitif : nous voudrions en savoir plus, et nous ne sommes pas satisfaits; le second consiste plutôt à se demander pourquoi nous n’avons pas davantage de sources : est-ce uniquement l’effet du hasard?
Dans ce billet, je vais évoquer deux hisoriens.nes qui refusent d’attribuer les lacunes des sources au hasard. Nicole Loraux, que j’ai déjà mentionnée dans les précédents billets, y voit l’effet d’un oubli délibéré mis en place à Athènes sur la figure d’Éphiale. Matteo Zaccarini, de son côté, suggère plutôt qu’Éphialte, tel que mentionné par les sources, serait davantage un mythe qu’une figure historique.
Pour Nicole Loraux, qui n’hésite pas à faire d’Éphialte le véritable fondateur de la démocratie athénienne, l’enjeu est la stasis, le mot que les Grecs emploie à la fois pour désigner la posture braquée et la guerre civile1. Celle-ci est consubstantielle à la Cité, au corps politique, qui cependant s’emploie de toutes ses forces à la nier et à la réprimer. La stasis implique des intérêts et des valeurs différents, un conflit constant, dont la politique fait son objet et qu’elle arbitre. Il n’y pas de corps politique sans ce conflit permanent. Mais les Grecs craignent son impact sur l’union de la Cité et s’efforcent de la nier de manière constante. Que le conflit général dégénère en stasis au sens le plus fort du terme – c’est-à-dire en guerre civile – est la hantise des Grecs. C’est l’un de mes projets de billets que d’éventuellement montrer à quel point la menace de la guerre civile plane sur les cités grecques, en particulier à l’époque de la Guerre du Péloponnèse (il va être long à écrire cependant). Précisément, Éphialte, parce qu’il s’est attaqué aux pouvoirs de l’Aréopage, institution vénérable s’il en est (et siège du pouvoir oligarchique), a les apparence d’un séditieux, il est une figure qui divise et alimente les ressentiments. Or, après que la Tyrannie des Trentes ait été renversée par l’armée du parti démocrate à Athènes, les ressentiments étaient élevés des deux côtés : envers la répression menée par les Tyrans pour les démocrates, envers leur renversement pour les oligarques. Au lendemain de la paix, les deux partis avaient prêté un serment solennel, celui de « ne pas rappeler les malheurs » Ainsi, pense Loraux, Éphialte fut condamné, soit à l’oubli par la plupart, soit à se voir nier son agentivité par les sources qui en parlent et en feraient un auxiliaire de Thémistocle (dans la Constitution d’Athènes) ou un agent de Périclès (chez Plutarque).
Chez Nicole Loraux, Éphialte ne fait l’objet que de quelques pages, il s’agit d’un point de départ et d’un exemple au sein d’une démarche plus général qui vise à examiner les mécanismes de conflit et d’oubli chez les Grecs de l’Antiquité. Ce qui donne le plus de force à sa démonstration, c’est de s’inscrire, justement, dans cette démonstration plus large de la réticence grecque face au conflit. L’oubli d’Éphialte est cohérent avec ce schéma. Mais à prendre les arguments qui concerne plus spécifiquement son cas, le doute est cependant permis. Si la mémoire d’Éphialte n’est entretenue que dans le ressentiment de la faction aristocratique, pourquoi apparaît-elle dans La Constitution d’Athènes plutôt que dans un pamphlet plus polémique? Le texte émane certes de ce milieu, mais n’a pas les traits d’un texte pour être lu entre aristocrates. Mais aussi, les arguments sur la mémoire privant d’Éphialte d’agentivité donnent le sentiment de contorsions intellectuelles. Ils auraient leur place s’il s’agissait d’une rancoeur entretenue personnellement envers Éphialte, mais si c’est la sédition ou la démocratie qui posent problème, on voit mal en quoi le récit est moins problématique si ce dernier est agent de Thémistocle ou Périclès.
Matteo Zaccarini aborde la rareté des sources sous un autre angle : il se demande en fait si Éphialte a vraiment existé, s’il a vraiment eu l’envergure d’un grand réformateur de la constitution athénienne2. Il s’agit non seulement de la rareté des sources dans l’ensemble, mais de la rareté des sources contemporaines d’Éphialte qui pose problème à ses yeux. Comme on l’a vu dans la série que j’ai consacrée aux sources sur le personnage, la seule qui soit relativement proche chronologiquement est le pladoyer Sur le meurtre d’Hérodes, qui évoque le meurtre d’Éphialte. Encore est-ce très peu : le meurtre est évoqué comme non-résolu, les mobiles ne sont pas évoqués, les activités d’Éphialte non plus. Pour un peu, cela pourrait être un autre individu portant le même nom qui aurait été assassiné.
Zaccarini examine également la Constitution d’Athènes, plus tardive, en relevant certaines incohérences dans le récit. Ainsi, le rôle de Thémistocle pose problème, car à l’époque où Éphialte est sensé s’être attaqué à l’Aréopage, Thémistocle est sensé s’être trouvé en Perse. Aussi, la Constitutions d’Athènes suggère à la fois qu’après Salamine, l’Aréopage dominait la vie politique athénienne et que par la suite la constitution a été progressivement modifiée. Cette notion de modification progressive irait à l’encontre d’une réforme effectuée par un grand politicien, en l’occurrence Éphialte. De plus, comme Loraux, Zaccarini note qu’Éphialte apparaît généralement comme un agent ou un second couteau d’un autre leader démocrate, tels que Thémistocle ou Périclès, auquel il ajoute le nom d’Aristide, une figure que la Constitution d’Athènes mentionne comme ayant initié la septième metabolê (réforme) qu’Éphialte complète (Constitution d’Athènes, XLI), en présentant leur diversité comme une nouvelle incohérence. Un examen des variations sur le récit du meurtre d’Éphialte, sur lesquelles je ne reviendrai pas, complète la revue des incohérences.
Outre des dernières, Zaccarini note deux mentions conjointes d’Éphialte et de Solon, législateur mythique des débuts de l’histoire athénienne : l’une attribue à l’un et l’autre la paternité de certaines lois abolies par la Tyrannie des Trente; l’autre est Anaximèdre de Lampsaque, qui indique qu’Éphialte aurait déplacé les stèles de lois depuis la colline de l’Acropole (siège de l’Aréopage) à l’Agora (où siègent l’Assemblée du peuple et la Boulè, institutions de compositions plus populaires, une démarche rare avec pour seul parallèle la stèle des lois de Solon.
Pour Zaccarini, les incohérences dans les sources, leur caractère significativement postérieur aux réformés alléguées d’Éphialte et les parrallèles avec Solon (et peut-être Clisthènes) suggèrent que, si on ne peut écarter qu’un homme politique probablement de peu d’envergure nommé Éphialte ait peut-être existé au Ve siècle, il faudrait plutôt considérer les réformes d’Éphialte comme un mythe explicatif et le peu qu’on nous dit sur l’homme lui-même comme des éléments de l’archétype du Législateur (nomothetai) et du patrios politeia, père de la cité. Ainsi le caractère incorruptible d’Éphialte s’apparente à la sagesse et la vertu exceptionnelle des grands Législateurs (Solon pour Athènes, Lycurgue pour Sparte). Zaccarini établit également un parallèle entre le départ des Législateurs une fois leur œuvre faite (Solon par exemple aurait quitté Athènes après avoir prêté aux Athéniens le serment de ne pas changer ses lois avant son retour) et le meurtre d’Éphialte, une autre manière de disparaître une fois le devoir accompli. Cependant, dans le cas d’Éphialte, cette disparition prend l’apparence d’un châtiment ou d’une « incompétence » (le mot est de Zaccarini). Il s’agirait ainsi d’une figure forgée sur le modèle partiellement renversé du Législateur par les milieux critiques de la démocratie radicale pour en attribuer la responsabilité à quelqu’un. Éphialte, figure du Ve siècle, nous en apprendrait ainsi davantage sur le IVe siècle, qui en aurait fabriqué la figure a posteriori.
Pour brillante qu’elle soit, je ne suis pas pleinement convaincu par la démonstration de Zaccarini. Il a raison de dire que les sources du Ve siècle (donc contemporaines d’Éphialte) sont rares, mais c’est généralement le cas des sources du Ve siècle tout court. C’est précisément pour cette raison qu’un des grands spécialistes de la politique athénienne, Hansen, a modifié son projet initial de faire une synthèse de la démocratie athénienne à l’époque de Périclès (fin du Ve siècle) pour plutôt faire son opus magnum sur la démocratie athénienne à l’époque de Démosthène (au IVe siècle). La rareté des sources sur Éphialte ne semble donc pas être un anomalie. Par ailleurs, s’il fallait fabriquer une figure mythique renversée du fondateur de la démocratie radicale à Athènes pour des raisons polémiques, on se serait attendu à ce que cette figure soit communément évoquée dans les sources aristocratiques du IVe siècle. Or, même ces dernières en parlent relativement peu. Enfin, il est rare que les fondateurs de choses qu’on déteste soient présentés sous un visage vertueux. Au contraire, les figures fabriquées pour des motifs polémiques sont typiquement des anti-modèles complets et leur vertu tend à être la première cible des polémistes. L’idée que la figure d’Éphialte fut retenue au IVe siècle pour cristalliser des transformations qui ne lui seraient pas uniquement attribuables et exagérer sa portée paraît en revanche plausible si on n’y voit pas une figure construite à des fins polémiques, mais reflétant plutôt la mémoire collective athénienne au IVe siècle.
Les deux démarches ne s’avèrent ainsi pas particulièrement convaincantes, bien qu’elles aient toutes deux des valeurs critiques et qu’elles nous invitent à explorer davantage les contextes des sources et leurs silences. Pourtant, à la fin, il reste le hasard des sources. Explication ennuyeuse et frustrante, car il ne fournit aucun cadre d’analyse particulier qui aiderait à voir plus loin. Explication en revanche incontournable et hautement plausible, pour une époque lointaine pour laquelle les sources sont relativement rares. Le fait est que de nombreuses sources se sont perdues et que si les pertes ne sont font jamais entièrement au hasard (nous avons essentiellement des sources des milieux aristocratiques et très peu des démocrates, cela n’est pas un hasard), elles se font aussi en partie au hasard. Refuser le hasard des sources répond à un besoin très humain de combler les vides et d’insérer les rares sources dans un récit plus large et porteur de sens. Mais aussi fascinantes que soient les aventures dans lesquelles nous entraîne cette tentation, à la fin nous seront toujours face à cette réalité brutale : nous ne savons pas.
Notes
1LORAUX, La cité divisée. 2019 (1997). Sur Éphialte, voir en particulier les pages 69 à 73.
2Zaccarini, « The Fate of the Lawgiver ». 2018.