Éphialte fut-il inventé?

Cependant, comme les billets de cette série l’ont montré, ce personnage important n’est mentionné que par un petit nombre de sources, et ce que disent ces sources demeure relativement maigre. La faiblesse des informations posent deux problèmes : le premier est simple et intuitif : nous voudrions en savoir plus, et nous ne sommes pas satisfaits; le second consiste plutôt à se demander pourquoi nous n’avons pas davantage de sources : est-ce uniquement l’effet du hasard?

Dans ce billet, je vais évoquer deux hisoriens.nes qui refusent d’attribuer les lacunes des sources au hasard. Nicole Loraux, que j’ai déjà mentionnée dans les précédents billets, y voit l’effet d’un oubli délibéré mis en place à Athènes sur la figure d’Éphiale. Matteo Zaccarini, de son côté, suggère plutôt qu’Éphialte, tel que mentionné par les sources, serait davantage un mythe qu’une figure historique.

Pour Nicole Loraux, qui n’hésite pas à faire d’Éphialte le véritable fondateur de la démocratie athénienne, l’enjeu est la stasis, le mot que les Grecs emploie à la fois pour désigner la posture braquée et la guerre civile1. Celle-ci est consubstantielle à la Cité, au corps politique, qui cependant s’emploie de toutes ses forces à la nier et à la réprimer. La stasis implique des intérêts et des valeurs différents, un conflit constant, dont la politique fait son objet et qu’elle arbitre. Il n’y pas de corps politique sans ce conflit permanent. Mais les Grecs craignent son impact sur l’union de la Cité et s’efforcent de la nier de manière constante. Que le conflit général dégénère en stasis au sens le plus fort du terme – c’est-à-dire en guerre civile – est la hantise des Grecs. C’est l’un de mes projets de billets que d’éventuellement montrer à quel point la menace de la guerre civile plane sur les cités grecques, en particulier à l’époque de la Guerre du Péloponnèse (il va être long à écrire cependant). Précisément, Éphialte, parce qu’il s’est attaqué aux pouvoirs de l’Aréopage, institution vénérable s’il en est (et siège du pouvoir oligarchique), a les apparence d’un séditieux, il est une figure qui divise et alimente les ressentiments. Or, après que la Tyrannie des Trentes ait été renversée par l’armée du parti démocrate à Athènes, les ressentiments étaient élevés des deux côtés : envers la répression menée par les Tyrans pour les démocrates, envers leur renversement pour les oligarques. Au lendemain de la paix, les deux partis avaient prêté un serment solennel, celui de « ne pas rappeler les malheurs » Ainsi, pense Loraux, Éphialte fut condamné, soit à l’oubli par la plupart, soit à se voir nier son agentivité par les sources qui en parlent et en feraient un auxiliaire de Thémistocle (dans la Constitution d’Athènes) ou un agent de Périclès (chez Plutarque).
Chez Nicole Loraux, Éphialte ne fait l’objet que de quelques pages, il s’agit d’un point de départ et d’un exemple au sein d’une démarche plus général qui vise à examiner les mécanismes de conflit et d’oubli chez les Grecs de l’Antiquité. Ce qui donne le plus de force à sa démonstration, c’est de s’inscrire, justement, dans cette démonstration plus large de la réticence grecque face au conflit. L’oubli d’Éphialte est cohérent avec ce schéma. Mais à prendre les arguments qui concerne plus spécifiquement son cas, le doute est cependant permis. Si la mémoire d’Éphialte n’est entretenue que dans le ressentiment de la faction aristocratique, pourquoi apparaît-elle dans La Constitution d’Athènes plutôt que dans un pamphlet plus polémique? Le texte émane certes de ce milieu, mais n’a pas les traits d’un texte pour être lu entre aristocrates. Mais aussi, les arguments sur la mémoire privant d’Éphialte d’agentivité donnent le sentiment de contorsions intellectuelles. Ils auraient leur place s’il s’agissait d’une rancoeur entretenue personnellement envers Éphialte, mais si c’est la sédition ou la démocratie qui posent problème, on voit mal en quoi le récit est moins problématique si ce dernier est agent de Thémistocle ou Périclès.

Matteo Zaccarini aborde la rareté des sources sous un autre angle : il se demande en fait si Éphialte a vraiment existé, s’il a vraiment eu l’envergure d’un grand réformateur de la constitution athénienne2. Il s’agit non seulement de la rareté des sources dans l’ensemble, mais de la rareté des sources contemporaines d’Éphialte qui pose problème à ses yeux. Comme on l’a vu dans la série que j’ai consacrée aux sources sur le personnage, la seule qui soit relativement proche chronologiquement est le pladoyer Sur le meurtre d’Hérodes, qui évoque le meurtre d’Éphialte. Encore est-ce très peu : le meurtre est évoqué comme non-résolu, les mobiles ne sont pas évoqués, les activités d’Éphialte non plus. Pour un peu, cela pourrait être un autre individu portant le même nom qui aurait été assassiné.
Zaccarini examine également la Constitution d’Athènes, plus tardive, en relevant certaines incohérences dans le récit. Ainsi, le rôle de Thémistocle pose problème, car à l’époque où Éphialte est sensé s’être attaqué à l’Aréopage, Thémistocle est sensé s’être trouvé en Perse. Aussi, la Constitutions d’Athènes suggère à la fois qu’après Salamine, l’Aréopage dominait la vie politique athénienne et que par la suite la constitution a été progressivement modifiée. Cette notion de modification progressive irait à l’encontre d’une réforme effectuée par un grand politicien, en l’occurrence Éphialte. De plus, comme Loraux, Zaccarini note qu’Éphialte apparaît généralement comme un agent ou un second couteau d’un autre leader démocrate, tels que Thémistocle ou Périclès, auquel il ajoute le nom d’Aristide, une figure que la Constitution d’Athènes mentionne comme ayant initié la septième metabolê (réforme) qu’Éphialte complète (Constitution d’Athènes, XLI), en présentant leur diversité comme une nouvelle incohérence. Un examen des variations sur le récit du meurtre d’Éphialte, sur lesquelles je ne reviendrai pas, complète la revue des incohérences.
Outre des dernières, Zaccarini note deux mentions conjointes d’Éphialte et de Solon, législateur mythique des débuts de l’histoire athénienne : l’une attribue à l’un et l’autre la paternité de certaines lois abolies par la Tyrannie des Trente; l’autre est Anaximèdre de Lampsaque, qui indique qu’Éphialte aurait déplacé les stèles de lois depuis la colline de l’Acropole (siège de l’Aréopage) à l’Agora (où siègent l’Assemblée du peuple et la Boulè, institutions de compositions plus populaires, une démarche rare avec pour seul parallèle la stèle des lois de Solon.

Pour Zaccarini, les incohérences dans les sources, leur caractère significativement postérieur aux réformés alléguées d’Éphialte et les parrallèles avec Solon (et peut-être Clisthènes) suggèrent que, si on ne peut écarter qu’un homme politique probablement de peu d’envergure nommé Éphialte ait peut-être existé au Ve siècle, il faudrait plutôt considérer les réformes d’Éphialte comme un mythe explicatif et le peu qu’on nous dit sur l’homme lui-même comme des éléments de l’archétype du Législateur (nomothetai) et du patrios politeia, père de la cité. Ainsi le caractère incorruptible d’Éphialte s’apparente à la sagesse et la vertu exceptionnelle des grands Législateurs (Solon pour Athènes, Lycurgue pour Sparte). Zaccarini établit également un parallèle entre le départ des Législateurs une fois leur œuvre faite (Solon par exemple aurait quitté Athènes après avoir prêté aux Athéniens le serment de ne pas changer ses lois avant son retour) et le meurtre d’Éphialte, une autre manière de disparaître une fois le devoir accompli. Cependant, dans le cas d’Éphialte, cette disparition prend l’apparence d’un châtiment ou d’une « incompétence » (le mot est de Zaccarini). Il s’agirait ainsi d’une figure forgée sur le modèle partiellement renversé du Législateur par les milieux critiques de la démocratie radicale pour en attribuer la responsabilité à quelqu’un. Éphialte, figure du Ve siècle, nous en apprendrait ainsi davantage sur le IVe siècle, qui en aurait fabriqué la figure a posteriori.

Pour brillante qu’elle soit, je ne suis pas pleinement convaincu par la démonstration de Zaccarini. Il a raison de dire que les sources du Ve siècle (donc contemporaines d’Éphialte) sont rares, mais c’est généralement le cas des sources du Ve siècle tout court. C’est précisément pour cette raison qu’un des grands spécialistes de la politique athénienne, Hansen, a modifié son projet initial de faire une synthèse de la démocratie athénienne à l’époque de Périclès (fin du Ve siècle) pour plutôt faire son opus magnum sur la démocratie athénienne à l’époque de Démosthène (au IVe siècle). La rareté des sources sur Éphialte ne semble donc pas être un anomalie. Par ailleurs, s’il fallait fabriquer une figure mythique renversée du fondateur de la démocratie radicale à Athènes pour des raisons polémiques, on se serait attendu à ce que cette figure soit communément évoquée dans les sources aristocratiques du IVe siècle. Or, même ces dernières en parlent relativement peu. Enfin, il est rare que les fondateurs de choses qu’on déteste soient présentés sous un visage vertueux. Au contraire, les figures fabriquées pour des motifs polémiques sont typiquement des anti-modèles complets et leur vertu tend à être la première cible des polémistes. L’idée que la figure d’Éphialte fut retenue au IVe siècle pour cristalliser des transformations qui ne lui seraient pas uniquement attribuables et exagérer sa portée paraît en revanche plausible si on n’y voit pas une figure construite à des fins polémiques, mais reflétant plutôt la mémoire collective athénienne au IVe siècle.

Les deux démarches ne s’avèrent ainsi pas particulièrement convaincantes, bien qu’elles aient toutes deux des valeurs critiques et qu’elles nous invitent à explorer davantage les contextes des sources et leurs silences. Pourtant, à la fin, il reste le hasard des sources. Explication ennuyeuse et frustrante, car il ne fournit aucun cadre d’analyse particulier qui aiderait à voir plus loin. Explication en revanche incontournable et hautement plausible, pour une époque lointaine pour laquelle les sources sont relativement rares. Le fait est que de nombreuses sources se sont perdues et que si les pertes ne sont font jamais entièrement au hasard (nous avons essentiellement des sources des milieux aristocratiques et très peu des démocrates, cela n’est pas un hasard), elles se font aussi en partie au hasard. Refuser le hasard des sources répond à un besoin très humain de combler les vides et d’insérer les rares sources dans un récit plus large et porteur de sens. Mais aussi fascinantes que soient les aventures dans lesquelles nous entraîne cette tentation, à la fin nous seront toujours face à cette réalité brutale : nous ne savons pas.

Notes

1LORAUX, La cité divisée. 2019 (1997). Sur Éphialte, voir en particulier les pages 69 à 73.

2Zaccarini, « The Fate of the Lawgiver ». 2018.

Éphialte, démocrate assassiné (3) – Plutarque

Antiphon est sans doute notre source la plus proche chronologiquement d’Éphialte, mais, comme on l’a vu, son intérêt est assez limité, se contentant d’évoquer le caractère irrésolu du meurtre du radical démocrate. Après la Constitution d’Athènes, la principale source, ou plus exactement la plus détaillée, reste Plutarque. C’est une source fréquente en histoire de l’antiquité, mais toujours délicate d’interprétation. Plutarque se voyait davantage comme un moraliste qu’un historien et cette préoccupation peut tinter sa méthodologie. Par ailleurs, il vit à une époque éloignée des faits dont il traite, il ne peut par conséquent pas être considéré comme une source de première main. Cependant, il a eu accès à des sources aujourd’hui perdues et, en ce sens, il doit être considéré comme une source qu’on ne peut ignorer malgré les inconvénients qui l’accompagnent. Reste qu’il est toujours difficile de savoir à quel point on peut s’y fier.

Il est remarquable que Plutarque ne consacre aucune biographie à Éphialte, alors qu’il en consacre aux deux autres grandes figures démocrates qui lui sont contemporaines, Thémistocle et Périclès, ainsi qu’à l’un de ses principaux adversaires, l’aristocrate Cimon. On peut attribuer cette absence à plusieurs causes : Plutarque peut n’avoir pas trouvé de Romain avec lequel il voulait appareiller Éphialte, il peut aussi avoir été confronté (comme nous), à la faible quantité de sources sur Éphialte et décidé qu’il ne valait pas qu’on lui consacre un biographie à part entière, ou il peut avoir partagé des sensibilités voulant minimiser sa présence dans l’histoire.

C’est par conséquent non dans une biographie qui lui est consacré en propre, mais dans les biographies de Périclès et de Cimon, principalement (étrangement, pas dans la vie de Thémistocle), qu’il évoque Éphialte.

Dans la biographie de Périclès, il évoque la réforme de l’Aréopage en ces termes :

Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine1, suivant le mot de Critolaüs. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon, versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles. (Vie de Périclès)

Puis à nouveau dans ce passage :

Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; […] (Vie de Périclès)

Puis il évoque l’assassinat d’Éphialte dans un troisième passage, propre à alimenter les spéculations sur l’auteur réel du meurtre :

Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée{31} contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement. (Vie de Périclès)

Il y a enfin une dernière évocation dans une énumération :

Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide.

Dans la biographie de Cimon, une première mention le présente en adversaire de Cimon et en incorruptible :

On a calomnié cette bienfaisance ; on l’a représentée comme une flatterie de Cimon pour gagner la multitude ; mais il ne faut, pour confondre ses détracteurs, que considérer le reste de la conduite de Cimon. Il tenait pour l’aristocratie, et pour les institutions laconiennes. On le vit bien lorsqu’il se joignit à Aristide contre Thémistocle, qui élevait beaucoup trop haut la puissance populaire, et plus tard quand il se déclara ouvertement contre Éphialte, lequel, pour complaire au peuple, voulait abolir l’Aréopage. Quoiqu’il vît tous les hommes d’État de son temps, excepté Aristide et Éphialte, s’enrichir aux dépens du trésor public, il se montra, dans tous ses actes politiques, incorruptible, pur même de tout présent, et persévéra toute sa vie à faire et à dire gratuitement, honorablement, tout ce que commandaient les circonstances. (Vie de Cimon)

La réforme de l’Aréopage est à nouveau évoquée :

Tous ses actes politiques, tant qu’il fut présent dans Athènes, tendirent à réprimer, à contenir le peuple, qui mettait aux nobles le pied sur la gorge, et tâchait d’attirer à soi tout le pouvoir du gouvernement ; mais il eut à peine repris le commandement de la flotte que la multitude, délivrée de tout frein, changea l’ancien ordre de choses, et renversa les lois et les coutumes antiques. Éphialte, à la tête de ce parti, et soutenu par Périclès qui commençait à jouir d’une haute influence, et qui s’était déclaré pour la cause populaire, ôta au Sénat de l’Aréopage la plus grande partie des causes dont la connaissance lui était attribuée, se rendit maître des tribunaux, et jeta la ville dans une pure démocratie. Cimon, à son retour, s’indigna de voir ainsi avilir la dignité du Sénat ; il mit tout en œuvre pour le remettre en possession des jugements, et pour raviver le gouvernement aristocratique, tel que l’avait institué Clisthène. (Vie de Cimon)

Ce passage contient un détail noté par plusieurs historiens, qui signale que la réforme de l’Aréopage aurait eu lieu alors qu’une armée menée par le chef de file de la faction aristocratique aurait été loin de la cité.
Un élément de politique différent de la réforme de l’Aréopage apparaît dans un dernier passage de la biographie de Cimon. Éphialte incarne ici le parti démocratique, opposé à Sparte, alors que Cimon incarne la tendance aristocratique, qui est plus favorable à la cité rivale :

Les Lacédémoniens envoient donc Périclidas à Athènes pour demander du secours. C’est lui qu’Aristophane représente, dans la comédie, assis devant les autels, tout pâle, vêtu de pourpre et sollicitant une armée. Éphialte s’y opposait, protestant qu’on ne devait pas les secourir, et relever une ville rivale d’Athènes ; qu’il fallait la laisser ensevelie sous ses ruines, et fouler aux pieds l’orgueil de Sparte. Mais Cimon, au rapport de Critias, préférant l’intérêt des Lacédémoniens à l’agrandissement de sa patrie, détermina le peuple à leur venir en aide, et sortit avec un corps nombreux de troupes. Ion rapporte le mot de Cimon qui fit particulièrement impression sur les Athéniens : « Ne laissons pas, aurait-il dit, la Grèce devenir boiteuse, et n’ôtons pas à Athènes un contre-poids nécessaire. » (Vie de Cimon)

Enfin, voici un passage rare où Éphialte apparaît comme une figure militaire (mais s’agit-il du même Éphialte?) dans la flotte.

Ce grand échec rabaissa si fort l’orgueil du roi [de Perse], qu’il conclut ce traité de paix si célèbre, par lequel il s’engageait à tenir toujours son armée de terre éloignée des mers de Grèce de la course d’un cheval, et à ne jamais naviguer avec de grands vaisseaux ou des galères à proues d’airain entre les roches Cyanées et les îles Chélidoniennes. Néanmoins Callisthène prétend que ces conditions ne furent point stipulées avec le Barbare, et qu’il les exécuta lui-même par l’effet de la terreur dont l’avaient frappé ses défaites ; que depuis il se tint si loin de la Grèce, que Périclès, avec cinquante vaisseaux, et Éphialte, seulement avec trente, poussèrent jusqu’au delà des îles Chélidoniennes, sans avoir rencontré une seule voile de la flotte des Barbares. Mais la copie du traité, qui se trouve dans le recueil de décrets publié par Cratère, contient ces dispositions. (Vie de Cimon)

Voilà qui conclut le tour des sources principales qui nous font connaître Éphialte. Plutarque ajoute assez peu à la matière, qui demeure articulée autour de deux éléments : Éphialte réforma l’Aréopage et fut assassiné. Pour ajouter à la matière, il s’agirait maintenant de procéder par l’étude du contexte et par des recoupements sur des sujets connexes. Mais nous dépassons alors le cadre de ce billet, déjà long.

 

Notes

1La trirème de Salamine était un navire sacré qui n’était utilisé que pour des cérémonies ou des missions d’importance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salaminienne .

Éphialte, démocrate assassiné (2) – Antiphon

Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode 

Musée du Louvres, via wikicommons et philo-lettres.fr

Dionysos et les Heures, Ordre, Justice et Paix. (via wikicommons et philo-lettres

 Le précédent billet était centré sur un extrait de la Constitution d’Athènes. En plus d’être l’une des plus détaillées, cette source est aussi l’une de celles située chronologiquement la plus proche des événements parmi celles à notre disposition. Mais il en existe au moins une qui soit encore plus près chronologiquement de l’événement, un passage dans une plaidoirie d’Antiphon intitulée Sur le meurtre d’Hérode. Pour l’ordre de grandeur chronologique, Antiphon meurt, condamné à boire la ciguë, en l’an 410 avant Jésus-Christ. La Constitution d’Athènes a été rédigée vers les années 320 avant Jésus-Christ.

Antiphon de Rhamnonte était un rhéteur. On dit souvent « orateur », mais en réalité, Antiphon, bien qu’actif dans la vie politique athénienne, s’est rarement exprimé devant un public, si on en croit Thucydide (VIII, 68). Sa rhétorique est connue par les discours modèles qu’il a rédigé et par des plaidoiries qu’il a écrit pour des clients à l’occasion de procès. Sur le meurtre d’Hérode est l’une de ces plaidoiries. Dans ce texte, un homme accusé d’avoir tué un dénommé Hérode, un compagnon de voyage, s’efforce de se défendre devant un tribunal athénien, en attaquant la légalité des procédures intentées contre lui, en minant la crédibilité des témoignages à son encontre, en montrant que les circonstances du meurtre devraient faire douter qu’il ait pu le perpétrer et en s’efforçant de convaincre les juges qu’il n’avait aucun mobile pour le commettre. Comment dans un tel texte en vient-il à évoquer Éphialte?

Du 64e paragraphe au 71e, l’accusé aborde un point épineux de l’affaire : le corps d’Hérode n’a pas été retrouvé et les circonstances du meurtre n’ont pas été résolues. La plaidoirie présente les choses comme si c’est parce qu’il est l’une dernières personnes à avoir fréquenté la victime que les soupçons se portent sur lui. En somme, l’accusé est le seul suspect. Il se met alors en devoir d’indiquer qu’un innocent ne peut pas éclairer un crime qu’il n’a pas commis (64 à 68), puis rappelle des affaires passées où « tantôt la victime, tantôt le meurtrier, n’ont pas été retrouvés » et que des erreurs judiciaires peuvent se produire, qui ont des conséquences irréversibles. Deux exemples sont donnés, le premier d’entre eux étant le meurtre d’Éphialte :

Voici l’extrait en anglais, disponible sur internet :

[68] For instance, the murderers of one of your own citizens, Ephialtes, have remained undiscovered to this day; it would have been unfair to his companions to require them to conjecture who his assassins were under pain of being held guilty of the murder themselves. Moreover, the murderers of Ephialtes made no attempt to get rid of the body, for fear of the accompanying risk of publicity—unlike myself, who, we are told, took no one into my confidence when planning the crime, but then sought help for the removal of the corpse.

La source est maigre, d’autant qu’Éphialte n’en est pas le sujet. On l’utilise tout au plus comme une comparaison de circonstance. Mais en histoire lorsque les sources sont rares, on prend tout ce qu’on peut et il est remarquable que, alors que dans la Constitution d’Athènes le meurtrier est nommé (Aristodikos de Tanagra), Antiphon déclare qu’il est inconnu. On peut évoquer l’hypothèse que le meurtre ait été éclairci après le procès pour lequel Antiphon écrivait, mais l’hypothèse est peu convaincantes pour différentes raisons. Parmi elles, on se contentera de deux (quitte à y revenir dans un autre billet) : d’abord, les auteurs postérieurs à la Constitution d’Athènes ne reprennent pas unanimement l’identité proposée par la Constitution; ensuite, vu le temps écoulé (Éphialte est mort vers 461 avant J-C), il est peu probable qu’au moment où Antiphon écrivait, on cherchait encore activement à découvrir le meurtrier.
Les historiennes et les historiens ayant traité le sujet ont plutôt tendance à évoquer deux traditions historiographiques parallèles, l’une affirmant que le meurtrier était inconnu, l’autre attribuant le meurtre à un obscur individu. Antiphon initierait la première, la Constitution des Athéniens la seconde. Nicole Loraux y voit la marque d’un oubli ayant marqué la mémoire d’Éphialte dans la mémoire des athéniens, quoique les aristocrates en auraient gardé un certain souvenir. Antiphon, selon Loraux, serait « au début de la chaîne des oublis » et elle le décrit comme « un oligarque qui protège les siens »1. Oligarque, Antiphon l’est certainement, car plus tard il sera le maître d’oeuvre de l’un de ces renversements de la démocratie athénienne qui traverse l’histoire tumultueuse de cette cité (voir l’épisode des Quatre-Cents). Mais il s’agit ici surtout de protéger son client, donc de convaincre un jury composé en grande partie de citoyens athéniens démocrates. Quand il prétend que l’assassin est inconnu, il faut que cette version puisse être acceptée par cet auditoire.
La mention d’Éphialte dans Sur le meurtre d’Hérode pose surtout un problème, soit la contradiction entre cette source et l’autre qui nomme spécifiquement un meurtrier. Qui faut-il croire? comment trancher? J’aurai l’occasion de revenir sur cette question si je poursuis cette série jusqu’où je l’imagine. Pour le moment, il suffira de noter que ces deux versions existent et persisteront dans les traditions historiographiques. Quatre siècles plus tard, Diodore de Sicile se fera écho de cette tradition, cette « chaîne des oublis » en vertu duquel on nous dit que le meurtrier d’Éphialte est inconnu:

Pendant ces événements, à Athènes, Éphialte, fils de Sophonidès, qui flattait le peuple, excita la foule contre les membres de l’Aréopage et il la persuada de voter un décret qui réduisait les prérogatives de ce Conseil et abolissait les fameuses règles ancestrales. Mais il n’évita pas le châtiment mérité pour avoir perpétré de si graves atteinte aux lois : une nuit, il fut assassiné dans des conditions restées obscures. (livre 11, 77-6 – j’utilise l’édition des Belles Lettres)2

 

Notes

1LORAUX, La cité divisée, 71.

2On le trouvera en suivant ce lien.

Éphialte, démocrate assassiné (1) – La Constitution d’Athènes

Manuscrit de la Constitution d’Athènes, repris de wikipédia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_des_Ath%C3%A9niens_(Aristote)

Il y a très longtemps que je n’ai pas blogué. C’est sur une impulsion que je retrouve mes vieux brouillons et me décide à en publier un en ce début d’année 2025. Le présent billet est le premier d’une série que j’avais commencé à préparer sur Éphialte. Avec un peu de chance, je poursuivrai cette série, puisque j’ai quelques brouillons assez complets. Pas de promesses: j’ai assez démontré que l’écriture n’est plus dans mes habitudes, malheureusement. Mais avec un peu de chance, cette reprise m’en redonnera le goût et m’aidera à retrouver ces habitudes qui me manquent.

Avez-vous déjà entendu parler d’Éphialte? En potassant la bibliographie sur la démocratie athénienne, je suis retombé sur ce personnage peu connu à plusieurs reprises. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir rencontré lors de mes cours sur l’histoire de l’antiquité, au cégep ou au bac. C’est pourtant un personnage dont l’action est situé à un moment charnière de l’évolution démocratique athénienne. Lorsqu’on fait l’histoire de la mise en place des institutions démocratiques de la cité, on évoque généralement une série de réformateurs : Dracon, Solon, Clisthène (dans cet ordre). On brandit ensuite le personnage de Périclès pour évoquer le sommet de la puissance et de la démocratie athénienne. Et occasionnellement, celui de Démosthène, au siècle suivant, pour évoquer les derniers feux face à l’expansion macédonienne. Le plus grand ouvrage sur la démocratie athénienne, écrit par l’historien danois Mogens Hansen situe l’essentiel de son analyse à l’époque de Démosthène, pour laquelle on dispose de davantage de sources que pour celle de Périclès.

Pour se situer dans ce schéma, Éphialte se situe juste avant Périclès, dont il fut, peut-être, le mentor.

Ce que je voulais faire pour le blogue était un passage en revue des sources les plus importantes sur le personnage, tout particulièrement celles qui sont le plus citées par les historiens.nes qui abordent le sujet, puis de faire un commentaire plus général. Mais je tombais dans un trou sans fond où je trouvais toujours un petit détail à ajouter, alors j’ai décidé de faire un billet qui serait plutôt une compilation des extraits de sources où est mentionné Éphialte, quitte à revenir faire un commentaire appuyé sur des historiennes et des historiens plus tard. Puis, constatant que la compilation des extraits faisait plusieurs pages de long, j’ai enfin décidé que cette compilation serait elle-même découpée en plusieurs billets.

La Constitution d’Athènes

La principale source se trouve dans la Constitution d’Athènes, attribuée à Aristote, mais sans doute en réalité rédigée par l’un de ses disciples. Le chapitre 25 est entièrement consacré à son action réformatrice :

Pendant dix-sept ans après les guerres médiques (479 – 462 a. C. n.), le gouvernement resta sous la direction de l’Aréopage, bien que déclinant peu à peu. Comme la foule augmentait, Éphialte, fils de Sophonidès, qui paraissait incorruptible et pourvu d’esprit de civisme, devint chef du parti démocratique et s’attaqua au Conseil de l’Aréopage. Tout d’abord il fit disparaître beaucoup d’Aréopagites en leur intentant des procès au sujet de leur administration. Puis sous l’archontat de Conon, il enleva au Conseil toutes les fonctions surajoutées qui lui donnaient la garde de la constitution, et il les remit, les unes aux Cinq Cents, les autres au peuple et aux tribunaux. Il eut pour cela l’aide de Thémistocle qui faisait partie de l’Aréopage, mais qui allait être jugé pour intelligences avec les Mèdes. Thémistocle qui voulait la ruine du Conseil, dit à Éphialte que le Conseil allait l’arrêter, et aux Aréopagites qu’il leur montrerait des gens réunis pour renverser la constitution. Il conduisit les délégués du Conseil à l’endroit où se trouvait Éphialte, pour leur montrer les gens réunis, et il leur parla avec animation. Épouvanté à cette vue, Éphialte s’assit, vêtu seulement de sa tunique, sur l’autel. Comme tous s’étonnaient de ce qui se passait et que le Conseil des Cinq Cents s’était réuni sur ces entrefaites, Éphialte et Thémistocle accusèrent les Aréopagites et firent de même devant le peuple jusqu’à ce qu’ils leur eussent enlevé leur pouvoir. Et [passage perdu, traitant peut-être du sort de Thémistocle] Éphialte aussi disparut eu peu après, tué dans un guet-apens par Aristodikos de Tanagra. (Constitution d’Athènes, XXV)

Pour l’essentiel, ce passage est la source la plus détaillée qu’on possède sur Éphialte. Autant dire qu’on n’a pas grand-chose. De ce personnage, on retient essentiellement deux choses : d’une part, qu’il fut un adversaire de l’Aréopage, tribunal à tendance aristocratique, dont il réduisit considérablement les pouvoirs avec l’aide de Thémistocle; d’autre part, qu’il fut assassiné.

Plus loin dans la Constitution d’Athènes, on voit un passage qui pourrait suggérer qu’Éphialte n’avait pas des origines sociales chez les humbles; après la mort de Périclès, au moment où Cléon prend le leadership des démocrates, l’auteur écrit:

 C’est qu’alors pour la première fois le parti démocratique prit un chef qui n’avait pas bonne réputation parmi les honnêtes gens; auparavant, c’étaient toujours les honnêtes gens qui dirigeaient le peuple. (Constitution d’Athènes, XXVIII)

S’ensuit une énumération des meneurs démocratiques, où on trouve Éphialte. Cléon serait le premier meneur démocratique qui n’était pas parmi les « honnêtes gens ». L’expression est ambiguë et délicate à interpréter. Doit-on comprendre ce terme comme désignant la vertu, ou l’origine sociale? Ce n’est pas moi, qui ne connaît pas le grec ancien et ne peut donc retourner à la source, qui suit le mieux placer pour en juger. On pourrait légitimement opter pour la première interprétation, en argumentant qu’un peu plus loin l’auteur insiste sur les comportements indignes de Cléon à la tribune (crier, injurier, se débrailler), contre « l’attitude correcte » des précédents orateurs. J’incline  cependant, sans en être certain, vers la seconde interprétation, car il est présenté en opposition avec le « peuple »). Sachant que la Constitution d’Athènes est connu pour son biais aristocratique et que, dans la liste des meneurs démocratiques, il prend régulièrement la peine de souligner les origines nobles de ces derniers, cela me paraît une hypothèse raisonnable. Quoiqu’il en soit, on ne peut trancher de manière décisive.

Cette collecte dans la Constitution d’Athènes peut paraître bien maigre, mais c’est bel et bien le passage le plus détaillé et fiable qu’on ait sur cet obscur meneur démocratique que fut Éphialte. D’autre sources chronologiquement proches des événements manquent de détails et d’autres relativement détaillées sont bien plus tardives et probablement dépendantes de la Constitution d’Athènes. Nous y reviendrons dans les prochains billets.

Edit 24-03-2025: En poursuivant sur le sujet, je me rends compte que j’ai négligé deux autres mentions d’Éphialte dans la Constitution d’Athènes. Je les avais déjà vu bien sûr, mais ils m’ont semblé négligeables sur le coup, alors que devant une telle minceur de documentation il vaut mieux ne rien laisser de côté. Je dois donc combler la lacune. Les deux passages en question se trouvent plus loin dans le texte et se réfèrent à Éphialte comme l’auteur de réformes.
Le premier explique les modifications apportées aux institutions au début de la Tyrannie des Trente:

Au début ils étaient modérés à l’égard des citoyens et feignaient d’appliquer la constitution des ancêtres; ils enlevèrent de l’Aréopage les lois d’Éphialte et d’Archestratos concernant les Aréopagites, et celles des ordonnances (thesmos) de Solon qui provoquaient des discussions, ainsi que le pouvoir de décision souveraine qu’avaient les juges; ils prétendaient redresser ainsi la constitution et la soustraire aux discussions.Par exemple, en ce qui concerne les donations, ils rendirent chacun absolument libre de donner à qui il voudrait et enlevèrent les entraves mises à ce droit: « excepté en état de folie ou de sénilité ou sous l’influence d’une femme », cela afin d’enlever tout moyen d’action aux sycophantes. Et pour le reste, ils agissaient de même. (Constitution d’Athènes, XXXV)

Ce passage introduit un nouveau personnage, Archestratos, auprès d’Éphialte, insiste à nouveau sur l’impact des lois d’Éphialte sur l’Aréopage et précise un certain nombre d’enjeux chers aux aristocrates – libre usage de leur argent en politique, limitation de la liberté de parole et de l’influence des juges – où ils se trouvaient contrecarrés par les lois de Solon (largement antérieur) et Éphialte et ses alliés.

L’autre passage négligé se trouve dans le résumé de la partie historique. L’auteur y fait une liste des modifications à la constitution qu’Athènes a connu au cours de son histoire. Parmi celles-ci:

La septième, qui lui succéda, fut celle qu’Aristide indiqua et qu’Éphialte réalisa en affaiblissant l’Aréopage; ce fut alors que la ville commit le plus de fautes sous l’influence des démagogues et à cause de la maîtrise de la mer. (Constitution d’Athènes, XLI)

Ce passage en dit moins, mais il suggère une filiation entre Éphialte et un autre politicien, Aristide (peut-être même une source utilisée par l’auteur de la Constitution d’Athènes ?) ainsi que le jugement global de l’auteur du texte, qui incline dans le sens de l’interprétation aristocratique de l’histoire athénienne.