Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode

Dionysos et les Heures, Ordre, Justice et Paix. (via wikicommons et philo-lettres
Le précédent billet était centré sur un extrait de la Constitution d’Athènes. En plus d’être l’une des plus détaillées, cette source est aussi l’une de celles située chronologiquement la plus proche des événements parmi celles à notre disposition. Mais il en existe au moins une qui soit encore plus près chronologiquement de l’événement, un passage dans une plaidoirie d’Antiphon intitulée Sur le meurtre d’Hérode. Pour l’ordre de grandeur chronologique, Antiphon meurt, condamné à boire la ciguë, en l’an 410 avant Jésus-Christ. La Constitution d’Athènes a été rédigée vers les années 320 avant Jésus-Christ.
Antiphon de Rhamnonte était un rhéteur. On dit souvent « orateur », mais en réalité, Antiphon, bien qu’actif dans la vie politique athénienne, s’est rarement exprimé devant un public, si on en croit Thucydide (VIII, 68). Sa rhétorique est connue par les discours modèles qu’il a rédigé et par des plaidoiries qu’il a écrit pour des clients à l’occasion de procès. Sur le meurtre d’Hérode est l’une de ces plaidoiries. Dans ce texte, un homme accusé d’avoir tué un dénommé Hérode, un compagnon de voyage, s’efforce de se défendre devant un tribunal athénien, en attaquant la légalité des procédures intentées contre lui, en minant la crédibilité des témoignages à son encontre, en montrant que les circonstances du meurtre devraient faire douter qu’il ait pu le perpétrer et en s’efforçant de convaincre les juges qu’il n’avait aucun mobile pour le commettre. Comment dans un tel texte en vient-il à évoquer Éphialte?
Du 64e paragraphe au 71e, l’accusé aborde un point épineux de l’affaire : le corps d’Hérode n’a pas été retrouvé et les circonstances du meurtre n’ont pas été résolues. La plaidoirie présente les choses comme si c’est parce qu’il est l’une dernières personnes à avoir fréquenté la victime que les soupçons se portent sur lui. En somme, l’accusé est le seul suspect. Il se met alors en devoir d’indiquer qu’un innocent ne peut pas éclairer un crime qu’il n’a pas commis (64 à 68), puis rappelle des affaires passées où « tantôt la victime, tantôt le meurtrier, n’ont pas été retrouvés » et que des erreurs judiciaires peuvent se produire, qui ont des conséquences irréversibles. Deux exemples sont donnés, le premier d’entre eux étant le meurtre d’Éphialte :
Voici l’extrait en anglais, disponible sur internet :
[68] For instance, the murderers of one of your own citizens, Ephialtes, have remained undiscovered to this day; it would have been unfair to his companions to require them to conjecture who his assassins were under pain of being held guilty of the murder themselves. Moreover, the murderers of Ephialtes made no attempt to get rid of the body, for fear of the accompanying risk of publicity—unlike myself, who, we are told, took no one into my confidence when planning the crime, but then sought help for the removal of the corpse.
La source est maigre, d’autant qu’Éphialte n’en est pas le sujet. On l’utilise tout au plus comme une comparaison de circonstance. Mais en histoire lorsque les sources sont rares, on prend tout ce qu’on peut et il est remarquable que, alors que dans la Constitution d’Athènes le meurtrier est nommé (Aristodikos de Tanagra), Antiphon déclare qu’il est inconnu. On peut évoquer l’hypothèse que le meurtre ait été éclairci après le procès pour lequel Antiphon écrivait, mais l’hypothèse est peu convaincantes pour différentes raisons. Parmi elles, on se contentera de deux (quitte à y revenir dans un autre billet) : d’abord, les auteurs postérieurs à la Constitution d’Athènes ne reprennent pas unanimement l’identité proposée par la Constitution; ensuite, vu le temps écoulé (Éphialte est mort vers 461 avant J-C), il est peu probable qu’au moment où Antiphon écrivait, on cherchait encore activement à découvrir le meurtrier.
Les historiennes et les historiens ayant traité le sujet ont plutôt tendance à évoquer deux traditions historiographiques parallèles, l’une affirmant que le meurtrier était inconnu, l’autre attribuant le meurtre à un obscur individu. Antiphon initierait la première, la Constitution des Athéniens la seconde. Nicole Loraux y voit la marque d’un oubli ayant marqué la mémoire d’Éphialte dans la mémoire des athéniens, quoique les aristocrates en auraient gardé un certain souvenir. Antiphon, selon Loraux, serait « au début de la chaîne des oublis » et elle le décrit comme « un oligarque qui protège les siens »1. Oligarque, Antiphon l’est certainement, car plus tard il sera le maître d’oeuvre de l’un de ces renversements de la démocratie athénienne qui traverse l’histoire tumultueuse de cette cité (voir l’épisode des Quatre-Cents). Mais il s’agit ici surtout de protéger son client, donc de convaincre un jury composé en grande partie de citoyens athéniens démocrates. Quand il prétend que l’assassin est inconnu, il faut que cette version puisse être acceptée par cet auditoire.
La mention d’Éphialte dans Sur le meurtre d’Hérode pose surtout un problème, soit la contradiction entre cette source et l’autre qui nomme spécifiquement un meurtrier. Qui faut-il croire? comment trancher? J’aurai l’occasion de revenir sur cette question si je poursuis cette série jusqu’où je l’imagine. Pour le moment, il suffira de noter que ces deux versions existent et persisteront dans les traditions historiographiques. Quatre siècles plus tard, Diodore de Sicile se fera écho de cette tradition, cette « chaîne des oublis » en vertu duquel on nous dit que le meurtrier d’Éphialte est inconnu:
Pendant ces événements, à Athènes, Éphialte, fils de Sophonidès, qui flattait le peuple, excita la foule contre les membres de l’Aréopage et il la persuada de voter un décret qui réduisait les prérogatives de ce Conseil et abolissait les fameuses règles ancestrales. Mais il n’évita pas le châtiment mérité pour avoir perpétré de si graves atteinte aux lois : une nuit, il fut assassiné dans des conditions restées obscures. (livre 11, 77-6 – j’utilise l’édition des Belles Lettres)2
Notes