Dans mes lectures sur l’Antiquité, j’ai bien sûr fait une belle place à La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, bien que j’en ai encore très peu parlé jusqu’ici. L’un des passages sur lequel je me suis arrêté pour quelques méditations est un passage assez connu pour qui s’intéresse à la démocratie athénienne antique, où l’historien fait l’éloge de Périclèse en le contrastant avec ses successeurs, qu’on connaît aujourd’hui comme les démagogues. Ce mot, qui aujourd’hui est toujours péjoratif, n’était à l’époque péjoratif que sous la plume des aristocrates. D’après Hansen, pour partisans de la démocratie, le mot « démagogues » désignait un « dirigeant du peuple » au sens neutre. Tous les portraits que nous avons de ces derniers, y compris celui de Thucydide, viennent d’aristocrates mal disposés envers les démocrates qu’ils représentaient, il faut donc s’en méfier. Mais il m’a semblé que le portrait de Thucydide permettait de mettre en lumière deux intuitions de ce que doit être un dirigeant en démocratie. L’une de ces intuitions, que favorise l’historien grec, est incarnée par l’archétype de Périclès. L’autre intuition, qu’il regarde d’un mauvais œil mais qui me semble puissante et traversant l’histoire entière de la démocratie, est représentée par l’archétype des démagogues. Voyons d’abord comment Thucydide en parle.
1. Citations de Thucydide sur Périclès
Cela s’explique quand on pense que Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par [le peuple] plutôt qu’ils ne le dirigent, car ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait de même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand ils se trouvaient en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité.
Parmi ses successeurs, aucun ne put affirmer une véritable supériorité sur les autres. Désirant tous atteindre à la première place, ils se mirent, pour complaire au peuple, à lui abandonner la conduite des affaires. Par la suite, comme on pouvait s’y attendre dans une grande cité placée à la tête d’un empire, bien des erreurs furent commises et tout particulièrement l’expédition de Sicile. Pourtant, s’il y eut faute dans cette affaire, ce fut moins parce qu’on avait sous-estimé l’adversaire auquel on s’attaquait, que parce que les hommes qui avaient fait partir cette expédition se rendaient mal compte des moyens qu’il fallait mettre à sa disposition. Tout occupés à s’entre-déchirer dans la compétition engagée pour la direction du peuple, ils affaiblirent le corps expéditionnaire et provoquèrent dans la cité même les premiers troubles politiques.
(Thucydide, livre II, 65)
Je cite en premier ce passage car c’est le plus connu, en particulier les deux phrases que j’ai surlignées en gras. Mais Thucydide écrit également, un peu plus tôt dans son récit, un discours qu’il prête à Périclès, on trouve des passages où le stratège s’attribue lui-même des traits semblables :
Je reste quant à moi le même; je ne change pas. C’est vous qui êtes inconstants. Après avoir, avant l’épreuve, adopté mes propositions, vous vous en repentez quand vous êtes à la peine, et, parce que votre résolution chancelle, ils vous semble que c’est ma politique qui est mauvaise. Si chacun en effet se rend compte maintenant de ce qu’il en coûte de souffrances, vous n’en discernez pas encore tous clairement les avantages, et, devant ce grave renversement de fortune qui brusquement vous éprouve, vus voulà découragés et incapables de persévérer dans votre entreprise. Quand survient en effet un accident entre tous imprévisible, la surprise brutale qu’il provoque est profondément démoralisante. […]
Ces extraits mettent en évidence – et exagèrent probablement – les différences de style entre Périclès et les orateurs qui l’ont suivis. Périclès exercerait un style constant, orienté par les idées à défendre, ne se laisserait pas influencer par les préférences de la foule, mais ferait plutôt usage de la persuasion pour amener la foule à ses vues, n’hésitant pas à la confronter ou la provoquer lorsque ses idées et les préférences affirmées du peuple entrent en contradiction. Au contraire, les autres orateurs, traditionnellement qualifiés de démagogues, préféreraient toujours flatter la foule, changeant eux-mêmes d’idées au gré de la tendance de l’heure, cherchant le pouvoir sans forcément avoir leurs préférences propres.
Ces portraits sont évidemment caricaturaux. Les démagogues qui nous sont connus, semblent avoir eu leurs idées, leurs préférences politiques. Néanmoins, ces caricatures forment des archétypes, des styles; en eux se déclinent deux rapports à la démocratie complémentaires, mais suspects l’un à l’autre.
2. Commentaire sur le style péricléen selon Thucydide
La dernière phrase de la citation de Thucydide (II, 65) relève toute l’ambiguïté du rapport à la démocratie du style péricléen. La critique formulée par l’historien contre les successeurs de Périclès montre également la méfiance des foules caractéristiques des aristocrates athéniens, qu’on a déjà pu voir dans les propos des Perses Mégabyze et Darius chez Hérodote. À bien des égards, la description de Périclès par Thucydide met en valeur la grandeur de l’homme par une forme de neutralisation de la démocratie. Elle satisfait l’intuition aristocratique selon laquelle la foule doit être commandée et non commander. Pour cette même raison, la figure de Périclès a suscité des méfiances auprès de penseurs démocrates, car elle est en rupture avec l’intuition démocratique qui veut que le peuple soit aux commandes. Pourtant, on ne peut réduire l’attitude péricléenne à un comportement aristocratique et antidémocratique. En effet, dans les récits de Thucydide, Périclès défend constamment son point de vue auprès de l’Assemblée des citoyens, et sa position est soumise à l’approbation démocratique. En ce sens, si l’attitude péricléenne maintient la défense d’une posture posture politique envers et contre tout, contre l’opinion populaire s’il le faut, elle maintient toujours cette défense dans le cadre des règles du jeu démocratique. Si on vote contre son option, le politicien péricléen défendra encore celle-ci, mais à l’occasion d’un prochain vote. En cela, sa constance participe à la vie même du débat démocratique.
3. Commentaire sur le style démagogique
Si le style péricléens suscite des réactions ambivalentes, le style démagogique est quant à lui généralement méprisé. Le terme « démagogue » utilisé souvent par l’aristocratie athénienne pour désigner les meneurs du parti populaire, a acquis pour nous un caractère systématiquement péjoratif. Pour aborder le style qu’il désigne, toutefois, il faut commencer par écarter ce jugement de valeur légué par les sources aristocratiques. Un autre précaution à prendre consiste à écarter le sens que l’usage courant accorde au mot « démagogique », soit de flatter les plus viles instincts du peuple pour mieux le manipuler. En effet, la critique de Thucydide envers les successeurs de Périclès ne concerne pas la manipulation du peuple, mais le fait de se plier systématiquement à ses désirs. En cela, le démagogue commet le péché capital aux yeux d’un aristocrate : ne pas « contenir la foule » et lui laisser la liberté de commettre tous les excès (aux yeux d’un aristocrate, la « foule » tend toujours vers l’excès). On s’en rappellera peut-être car j’en ai déjà parlé, mais c’est précisément la critique envers la démocratie que faisait Mégabyze, le Perse défendant le régime aristocratique, dans le débat des Perses d’Hérodote.
Tout comme ce que j’ai appelé le style péricléen, le style démagogique n’est pas la réalité des personnages historiques ayant été appelés les « démagogues », il s’agit plutôt d’un archétype qui permet de rendre un certain rapport à la démocratie conforme à des intuitions communes. Cette conception intuitive met l’accent sur le rôle du politicien comme agent des volontés populaires, plutôt que comme participant du débat démocratique et acteur de changement. Dans la démocratie directe des athéniens, cela revenait à prendre le poul de la population en allant discuter sur l’agora, puis parler à l’assembler dans le sens où le démagogue estimait qu’allait le vent. Dans un régime représentatif comme le nôtre, nous parlons de « gouvernement par sondages » et de « ballons d’essais » pour désigner un gouvernement qui s’efforce, soit de prendre des mesures populaires, soit de passer discrètement des mesures pour voir la réaction, quitte à les retirer si elles produisent des réactions inverses trop importantes.
4. Usages
Même construit par inspiration de sources historiques, j’insiste qu’il faut être conscients que les portraits esquissés plus haut sont plutôt des archétypes de rapports à la démocratie, des outils pour l’analyse, que des réalités historiques. Ni Périclès, ni les démagogues n’étaient aussi fortement typés que je ne l’ai suggéré ici.
Ce qui me trottait dans la tête, c’est surtout que ces deux archétypes reflètent des rapports à la démocratie qu’on retrouve assez fortement dans les intuitions contemporaines, aussi bien dans des commentaires plus abstraits sur nos régimes démocratiques que dans les comportements des partis politiques.
Prenons le cas assez classique de la critique du « gouvernement par les sondages » ou du gouvernement « par ballons d’essais » (lancer une mesure, regarder la réaction publique, puis décider si on va de l’avant ou si on la retire). Ce sont des comportements régulièrement critiqués. La critique de ces comportements s’appuient sur des intuitions péricléennes : le gouvernement devrait avoir son programme, s’y tenir, ne pas céder à n’importe quel aléa des sondages. Pourtant, il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir des avis ou des attitudes favorables au gouvernement par sondages. Ces derniers ne représentent-ils pas l’opinion publique? Les opposants au gouvernement ne manqueront jamais de souligner s’il prend des décisions à l’encontre des sondages, une manière facile de présenter ces décisions comme anti-démocratiques. Ces discours conformes aux intuitions démagogiques sont monnaie courante.
Les intuitions péricléennes et démagogiques forment deux pôles qui définissent un continuum des conceptions de la démocratie. On peut situer sur celui-ci les styles politiques des partis et les sensibilités des acteurs du champs politique. De même, les préférences des autres acteurs dépend de leur situation par rapport aux politiciens. D’une manière générale, je dirais que le style péricléen attire les militants alors que le style démagogique ne recueille guère leur respect. C’est compréhensible : qui voudrait militer pour quelqu’un qui est susceptible de changer d’avis en fonction des sondages? L’inconstance des démagogues mobilise fort peu d’énergie militante. À l’inverse, les électeurs ordinaires, ceux qui s’intéressent à la politique de loin, lisent les journaux, votent aux quatre ans, discutent politique à l’occasion au souper mais s’engagent rarement activement en politique, ceux-ci tendent à apprécier le style démagogique et détester le style péricléen. Encore une fois, c’est normal : le premier leur donne le sentiment d’être en contrôle de leurs représentants, d’être écoutés, tandis que le second leur apparaît comme une rigidité ignorant leurs opinions. Si ma perception est juste, le degré d’engagement a donc un impact sur les préférences stylistiques. Mais le positionnement idéologique par rapport au politicien en a également un : on préfère généralement que les gens auxquels on s’oppose soient des démagogues – parce qu’ils ont une plus forte propension à fléchir sous la pression – et que les gens qu’on appuie soient péricléens – pour la raison inverse. Cette préférence n’engendre pas forcément le respect par ailleurs – on préfère que ceux auxquels on s’oppose fléchissent sous la pression, mais on n’en admire pas pour autant les motifs pour lesquels ils le font.
Notes