Trois familles idéologiques

Je pense depuis longtemps que l’analyse politique est mieux servie, en termes de catégories générales, par une analyses de trois « familles » politiques, ou peut-être trois « matrices » idéologiques, que par l’axe gauche-droite qui a tendance à mettre pêle-mêle des tendances politiques qui sont plutôt des alliées de circonstances dans des conjonctures particulières que des philosophies partageant une vision du monde relativement similaires. Ces trois matrices idéologiques, nées de la modernité, sont le conservatisme, le libéralisme et le radicalisme. Je ne les ai pas inventées. J’ai rencontré cette tripartition à différents endroits de mes lectures et ai fini par la faire mienne à bouts de fragments vaguement intériorisés. Ceci n’ayant jamais été au centre de mes recherches, j’ai toujours eu cependant de ces trois familles idéologiques une idée très vague, sauf peut-être concernant le libéralisme, pour lequel j’ai lu la grosse synthèse de Catherine Audard. Jusque-là, ça avait été suffisant pour les conversations politiques. Mais avec le temps on a commencé à me demander des détails, et comme je n’ai jamais pris de notes, je n’avais pas tant les moyens de préciser ma pensée à ce niveau. J’aimerais éventuellement faire un billet ayant une forme relativement achevée pour discuter de cette tripartition, mais l’un des aspects de la philosophie de ce blogue est aussi de laisser entrevoir des réflexions en formation, des fragments sur le chemin. Aujourd’hui, je reprendrai simplement trois extraits de chez cette même Catherine Audard qui montrent, d’une part, que je n’ai pas inventé cette catégorisation, qu’elle reprend, et qui en donnent une esquisse – non une définition, mais un aperçu de l’usage dans le vocabulaire politique courant.

Il faut d’abord commencer par l’extrait sur le libéralisme, qui est dans le corps du texte de l’avant-propos :

« Aux États-Unis, où les trois familles politiques – conservateurs, libéraux et radicaux – sont différentes de celles de l’Europe continentale et ne peuvent guère se définir qu’à travers leurs relations mutuelles, le libéralisme occupe à peu près le terrain de la gauche au sens européen et il est représenté par l’aile social-démocrate du Parti démocrate. Il se définit par la défense de l’État-providence et des interventions de l’État en matière de santé, d’éducation, d’urbanisme et d’environnement, et par des impôt s´levés. Il est l’avocat des minorités ethniques et de la discrimination positive » en leur faveur (*afffirmative action*). Il défend par ailleurs les minorités sexuelles et se montre partisan de la légalisation des mariages « gays » et du droit à l’adopton pour les couples hoos. Il défend les droits des femmes, le droit à l’avortement au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps et il est de tous les combats en faveur des droits civils: la déségrégation dans les années 60, les immigrants clandestins maintenant. »1

Les deux extraits suivants sont des notes de fin de livre (j’abhorre le placement des notes en fin de volume, mais s’il faut aller y chercher des informations, j’irai). Voici ce qu’elle écrit sur les conservateurs américains :

« Les conservateurs ou, plus récemment, les « néo-conservateurs », correspodnent à peu près aux droites européeennes, mais avec des nuances qui tiennent aux partuclarités de l’histoire américaine, dont l’imaginaire ne fait de place à l’Ancient Régime que pour exalter le principe d’égalité des chances, indépendamment de l’origine sociale, et où, en revanche, la religion, notamment protestante, joue un rôle central, alors même que la Constitution a rompu avec toute idée d’une religion « établie ». Les conservateurs américains sont donc volontiers sécuritaireset favorables à des politiques pénales dures. Ils se méfient de l’État-providece et de la social-démocratie, sans parler du socialisme, au nom à la fois de la défense de la propriété privéeet de la responsabilité individuelle; ils sont aussi inquiets devant les difficultés de l’institution familiale ou devant le déclin des Églises et certains peuvent même être conduits aujourd’hui à soutenir les positions de la droite religieuse » sur des questions comme l’avortement, la prière à l’école ou l’enseignement du « créationnisme  » antidarwinien. »2

Voici enfin, dans une autre note de fin de volume (argh!) ce qu’elle dit des radicaux :

« Les « radicaux », qu’on oppose aux libéraux, correspondraient à notre extrême gauche. Mais l’absence de culture jacobine, et surtout léniniste, fait qu’ils sont aussi, le plus souvent, des démocrates fervents, très attachés à certaines du moins des valeurs « libérales » et des « libertés formelles » que n’esttiment guère la plupart des courants « gauchistes » du Vieux Continent; il y a du reste une généalogie proprement américaine du « radicalisme » qui entend réactualiser les éléments démocratiques de la tradition nationale et se férérant à des figures comme Thomas Paine (à l’époque « révolutionnaire ») ou encore l’abolitionniste Garrison, et dont une étude un peu fine montrerait qu’elle emprunte beaucoup aux sources « libérales » et puritaines de la démocratie américaine. C’est d’ailleurs pour cela que l’historien Gordon S. Wood a pu a bon droit parler du « radicalisme » de la Révolution américaine (Gordon S. Wood, 1991, *La création de la Républicque américaine 1776-1787*, Paris, Belin, 1992). »3

Notes

1AUDARD, Qu’est-ce que le libéralisme?, 14.

2AUDARD, 744.

3AUDARD, 744‑45.

Le fascisme comme spectacle

Je suis tombé sur cet extrait en lisant « Sur l’idéologie du fascisme », le quatrième texte du recueil Qu’est-ce que le fascisme? d’Emilio Gentile, déjà évoqué ici et quelques billets qui y sont référés. J’ai eu envie de le partager comme brève sur le blogue avec assez peu de commentaires, car je trouve qu’il résonne particulièrement acte l’époque actuelle.

Un système politique fondé sur l’irrationalisme réduit, presque inévitablement, la participation politique individuelle et collective, au spectacle de masse. Quand on méprise l’homme pour son idéalisme rationnel, pour sa capacité de connaissance logique de la réalité, pour son besoin de persuasion et de compréhension, l’homme se trouve réduit à un élément cellulaire de la *foule* et, en tant que foule, suggestible non pas à travers un discours rationnel, mais uniquement à travers les instruments de l’abus de pouvoir psychologique, de la violence morale à travers la manipulation des consciences, dégradant la vie à une pure extériorité. Mais, alors qu’il exalte l’imagination et le rêve, qu’il excite les préjugés de groupe, les angoisses et les frustrations, les complexes de grandeur ou de misère, le fascisme détruit la capacité de choix et de critique de l’individu. Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécration mythique d’actes banals de la vie sociale (« la Bataille du grain ») deviennent l’unique forme de participation possible des masses au pouvoir politique – simples spectatrices du drame qui se déroule avec elles, mais au-dessus d’elles. (p.142)

Périclès et les démagogues: deux intuitions démocratiques

Dans mes lectures sur l’Antiquité, j’ai bien sûr fait une belle place à La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, bien que j’en ai encore très peu parlé jusqu’ici. L’un des passages sur lequel je me suis arrêté pour quelques méditations est un passage assez connu pour qui s’intéresse à la démocratie athénienne antique, où l’historien fait l’éloge de Périclèse en le contrastant avec ses successeurs, qu’on connaît aujourd’hui comme les démagogues. Ce mot, qui aujourd’hui est toujours péjoratif, n’était à l’époque péjoratif que sous la plume des aristocrates. D’après Hansen, pour partisans de la démocratie, le mot « démagogues » désignait un « dirigeant du peuple » au sens neutre1. Tous les portraits que nous avons de ces derniers, y compris celui de Thucydide, viennent d’aristocrates mal disposés envers les démocrates qu’ils représentaient, il faut donc s’en méfier. Mais il m’a semblé que le portrait de Thucydide permettait de mettre en lumière deux intuitions de ce que doit être un dirigeant en démocratie. L’une de ces intuitions, que favorise l’historien grec, est incarnée par l’archétype de Périclès. L’autre intuition, qu’il regarde d’un mauvais œil mais qui me semble puissante et traversant l’histoire entière de la démocratie, est représentée par l’archétype des démagogues. Voyons d’abord comment Thucydide en parle.

1. Citations de Thucydide sur Périclès

Cela s’explique quand on pense que Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par [le peuple] plutôt qu’ils ne le dirigent, car ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait de même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand ils se trouvaient en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité.2

Parmi ses successeurs, aucun ne put affirmer une véritable supériorité sur les autres. Désirant tous atteindre à la première place, ils se mirent, pour complaire au peuple, à lui abandonner la conduite des affaires. Par la suite, comme on pouvait s’y attendre dans une grande cité placée à la tête d’un empire, bien des erreurs furent commises et tout particulièrement l’expédition de Sicile. Pourtant, s’il y eut faute dans cette affaire, ce fut moins parce qu’on avait sous-estimé l’adversaire auquel on s’attaquait, que parce que les hommes qui avaient fait partir cette expédition se rendaient mal compte des moyens qu’il fallait mettre à sa disposition. Tout occupés à s’entre-déchirer dans la compétition engagée pour la direction du peuple, ils affaiblirent le corps expéditionnaire et provoquèrent dans la cité même les premiers troubles politiques.
(Thucydide, livre II, 65)

Je cite en premier ce passage car c’est le plus connu, en particulier les deux phrases que j’ai surlignées en gras. Mais Thucydide écrit également, un peu plus tôt dans son récit, un discours qu’il prête à Périclès3, on trouve des passages où le stratège s’attribue lui-même des traits semblables :

Je reste quant à moi le même; je ne change pas. C’est vous qui êtes inconstants. Après avoir, avant l’épreuve, adopté mes propositions, vous vous en repentez quand vous êtes à la peine, et, parce que votre résolution chancelle, ils vous semble que c’est ma politique qui est mauvaise. Si chacun en effet se rend compte maintenant de ce qu’il en coûte de souffrances, vous n’en discernez pas encore tous clairement les avantages, et, devant ce grave renversement de fortune qui brusquement vous éprouve, vus voulà découragés et incapables de persévérer dans votre entreprise. Quand survient en effet un accident entre tous imprévisible, la surprise brutale qu’il provoque est profondément démoralisante. […]

Ces extraits mettent en évidence – et exagèrent probablement – les différences de style entre Périclès et les orateurs qui l’ont suivis. Périclès exercerait un style constant, orienté par les idées à défendre, ne se laisserait pas influencer par les préférences de la foule, mais ferait plutôt usage de la persuasion pour amener la foule à ses vues, n’hésitant pas à la confronter ou la provoquer lorsque ses idées et les préférences affirmées du peuple entrent en contradiction. Au contraire, les autres orateurs, traditionnellement qualifiés de démagogues, préféreraient toujours flatter la foule, changeant eux-mêmes d’idées au gré de la tendance de l’heure, cherchant le pouvoir sans forcément avoir leurs préférences propres.

Ces portraits sont évidemment caricaturaux. Les démagogues qui nous sont connus4, semblent avoir eu leurs idées, leurs préférences politiques. Néanmoins, ces caricatures forment des archétypes, des styles; en eux se déclinent deux rapports à la démocratie complémentaires, mais suspects l’un à l’autre.

2. Commentaire sur le style péricléen selon Thucydide

La dernière phrase de la citation de Thucydide (II, 65) relève toute l’ambiguïté du rapport à la démocratie du style péricléen. La critique formulée par l’historien contre les successeurs de Périclès montre également la méfiance des foules caractéristiques des aristocrates athéniens, qu’on a déjà pu voir dans les propos des Perses Mégabyze et Darius chez Hérodote. À bien des égards, la description de Périclès par Thucydide met en valeur la grandeur de l’homme par une forme de neutralisation de la démocratie. Elle satisfait l’intuition aristocratique selon laquelle la foule doit être commandée et non commander. Pour cette même raison, la figure de Périclès a suscité des méfiances auprès de penseurs démocrates, car elle est en rupture avec l’intuition démocratique qui veut que le peuple soit aux commandes. Pourtant, on ne peut réduire l’attitude péricléenne à un comportement aristocratique et antidémocratique. En effet, dans les récits de Thucydide, Périclès défend constamment son point de vue auprès de l’Assemblée des citoyens, et sa position est soumise à l’approbation démocratique. En ce sens, si l’attitude péricléenne maintient la défense d’une posture posture politique envers et contre tout, contre l’opinion populaire s’il le faut, elle maintient toujours cette défense dans le cadre des règles du jeu démocratique. Si on vote contre son option, le politicien péricléen défendra encore celle-ci, mais à l’occasion d’un prochain vote. En cela, sa constance participe à la vie même du débat démocratique.

3. Commentaire sur le style démagogique

Si le style péricléens suscite des réactions ambivalentes, le style démagogique est quant à lui généralement méprisé. Le terme « démagogue » utilisé souvent par l’aristocratie athénienne pour désigner les meneurs du parti populaire5, a acquis pour nous un caractère systématiquement péjoratif. Pour aborder le style qu’il désigne, toutefois, il faut commencer par écarter ce jugement de valeur légué par les sources aristocratiques. Un autre précaution à prendre consiste à écarter le sens que l’usage courant accorde au mot « démagogique », soit de flatter les plus viles instincts du peuple pour mieux le manipuler. En effet, la critique de Thucydide envers les successeurs de Périclès ne concerne pas la manipulation du peuple, mais le fait de se plier systématiquement à ses désirs. En cela, le démagogue commet le péché capital aux yeux d’un aristocrate : ne pas « contenir la foule » et lui laisser la liberté de commettre tous les excès (aux yeux d’un aristocrate, la « foule » tend toujours vers l’excès). On s’en rappellera peut-être car j’en ai déjà parlé, mais c’est précisément la critique envers la démocratie que faisait Mégabyze, le Perse défendant le régime aristocratique, dans le débat des Perses d’Hérodote.

Tout comme ce que j’ai appelé le style péricléen, le style démagogique n’est pas la réalité des personnages historiques ayant été appelés les « démagogues », il s’agit plutôt d’un archétype qui permet de rendre un certain rapport à la démocratie conforme à des intuitions communes. Cette conception intuitive met l’accent sur le rôle du politicien comme agent des volontés populaires, plutôt que comme participant du débat démocratique et acteur de changement. Dans la démocratie directe des athéniens, cela revenait à prendre le poul de la population en allant discuter sur l’agora, puis parler à l’assembler dans le sens où le démagogue estimait qu’allait le vent. Dans un régime représentatif comme le nôtre, nous parlons de « gouvernement par sondages » et de « ballons d’essais » pour désigner un gouvernement qui s’efforce, soit de prendre des mesures populaires, soit de passer discrètement des mesures pour voir la réaction, quitte à les retirer si elles produisent des réactions inverses trop importantes.

4. Usages

Même construit par inspiration de sources historiques, j’insiste qu’il faut être conscients que les portraits esquissés plus haut sont plutôt des archétypes de rapports à la démocratie, des outils pour l’analyse, que des réalités historiques. Ni Périclès, ni les démagogues n’étaient aussi fortement typés que je ne l’ai suggéré ici.

Ce qui me trottait dans la tête, c’est surtout que ces deux archétypes reflètent des rapports à la démocratie qu’on retrouve assez fortement dans les intuitions contemporaines, aussi bien dans des commentaires plus abstraits sur nos régimes démocratiques que dans les comportements des partis politiques.
Prenons le cas assez classique de la critique du « gouvernement par les sondages » ou du gouvernement « par ballons d’essais » (lancer une mesure, regarder la réaction publique, puis décider si on va de l’avant ou si on la retire). Ce sont des comportements régulièrement critiqués. La critique de ces comportements s’appuient sur des intuitions péricléennes : le gouvernement devrait avoir son programme, s’y tenir, ne pas céder à n’importe quel aléa des sondages. Pourtant, il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir des avis ou des attitudes favorables au gouvernement par sondages. Ces derniers ne représentent-ils pas l’opinion publique? Les opposants au gouvernement ne manqueront jamais de souligner s’il prend des décisions à l’encontre des sondages, une manière facile de présenter ces décisions comme anti-démocratiques. Ces discours conformes aux intuitions démagogiques sont monnaie courante.

Les intuitions péricléennes et démagogiques forment deux pôles qui définissent un continuum des conceptions de la démocratie. On peut situer sur celui-ci les styles politiques des partis et les sensibilités des acteurs du champs politique. De même, les préférences des autres acteurs dépend de leur situation par rapport aux politiciens. D’une manière générale6, je dirais que le style péricléen attire les militants alors que le style démagogique ne recueille guère leur respect. C’est compréhensible : qui voudrait militer pour quelqu’un qui est susceptible de changer d’avis en fonction des sondages? L’inconstance des démagogues mobilise fort peu d’énergie militante. À l’inverse, les électeurs ordinaires, ceux qui s’intéressent à la politique de loin, lisent les journaux, votent aux quatre ans, discutent politique à l’occasion au souper mais s’engagent rarement activement en politique, ceux-ci tendent à apprécier le style démagogique et détester le style péricléen. Encore une fois, c’est normal : le premier leur donne le sentiment d’être en contrôle de leurs représentants, d’être écoutés, tandis que le second leur apparaît comme une rigidité ignorant leurs opinions. Si ma perception est juste, le degré d’engagement a donc un impact sur les préférences stylistiques. Mais le positionnement idéologique par rapport au politicien en a également un : on préfère généralement que les gens auxquels on s’oppose soient des démagogues – parce qu’ils ont une plus forte propension à fléchir sous la pression – et que les gens qu’on appuie soient péricléens – pour la raison inverse. Cette préférence n’engendre pas forcément le respect par ailleurs – on préfère que ceux auxquels on s’oppose fléchissent sous la pression, mais on n’en admire pas pour autant les motifs pour lesquels ils le font.

 

Notes

1HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, 309.

2D’autres traductions formulent cette dernière phrase « C’était d noms, une démocratie, mais en fait, le premier citoyen exerçait le pouvoir. », c’est notamment celle utilisée par Vincent Azoulay (introduction).

3S’agissant de Thucydide, il est d’usage de mettre en garde le lecteur contre les discours qu’on trouve dans son œuvre. Bien qu’il dise s’efforcer de rendre compte de ce qui a dû être dis, Thucydide, est rarement témoins direct des discours, travaille dans ce cas de mémoire, invente au besoin. Il est moins soucieux de rapporter ce qui a réellement été dit que de prêter aux personnages historiques des propos cohérent avec les enjeux qu’il analyse, lui, comme historien

4On en connaît surtout deux, Cléon et Hyperbolos, mais on les connaît mal, surtout par les propos tenus sur eux par leurs adversaires.

5On parle souvent de « parti populaire » pour désigner les citoyens athéniens politiquement engagés dans la défense des intérêts des pauvres et du système démocratique, mais il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un parti organisé au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

6J’insiste sur le caractère très général et aussi très personnel de ces observations. Je discute des concepts comme appuis à la réflexion, mais je n’ai pas conduit d’enquête rigoureuse sur les préférences de style. On prendra ces réflexions comme des expériences de pensées visant à illustrer les usages possibles des concepts ou des hypothèses à tester et ouvertes à discussion.

Mes vieilles notes sur le fascisme et le nazisme

La question du fascisme, si actuelle malheureusement, n’est pas le sujet que je connais le mieux, mais j’ai quand même au fil du temps fait quelques lectures et rédigé quelques billets de blogue sur le sujet. À l’intention de ceux que ça intéresserait, je propose de retrouver rapidement ces billets:

Dans le billet Fasciste! j’ai pris quelques notes sur la définition du fascisme en m’appuyant sur les premiers textes d’un recueil d’article d’Emilio Gentile intitulé « Qu’est-ce que le fascisme? »

Plusieurs années plus tard, j’ai écrit un billet sur la corruption du régime fasciste italien. Je me faisais à l’époque la réflexion que l’extrême-droite avait une réputation immérité de discipline et d’incorruptibilité. Cette image usurpée, fruit de leur propre propagande, explique une petite partie de leur pouvoir de séduction. En écrivant sur les liens entre fascisme et mafia, je voulais rendre compte de la réalité: le fascisme, régime reposant essentiellement sur la violence, est d’autant plus vulnérable à la corruption.

Peu de temps après, j’avais décidé d’écrire un autre billet allant à l’encontre des idées reçues sur les régimes totalitaires en parlant de l’individualisme nazi d’après les analyses de l’anthropologue Louis Dumont. Alors que les clichés du nazisme le montrent comme une négation de toute individualité, la réalité est tout autre. Ce constat est renforcé par les analyses de l’historien Johann Chapoutot, en particulier sur les systèmes de gestion nazis, qui montrent que l’objectif du parti nazi était de détruire l’état, en le remplaçant par une compétition des agences pour accomplir un objectif. Voyez par exemple cette entrevue. Johann Chapoutot a accordé de nombreuses entrevues ces derniers te

Enfin, j’ai également écrit un billet sur le monopole de la violence et son effondrement qui évoque l’effondrement de la République de Weimar. Encore je me demande aujourd’hui si on peut parler d’effondrement, étant donné combien la République de Weimar fut violente dès la fin de la première guerre mondiale. Pour vous en faire une idée, je vous recommande d’écouter l’excellent podcast The Iron Dice.

 

Éphialte, démocrate assassiné (3) – Plutarque

Antiphon est sans doute notre source la plus proche chronologiquement d’Éphialte, mais, comme on l’a vu, son intérêt est assez limité, se contentant d’évoquer le caractère irrésolu du meurtre du radical démocrate. Après la Constitution d’Athènes, la principale source, ou plus exactement la plus détaillée, reste Plutarque. C’est une source fréquente en histoire de l’antiquité, mais toujours délicate d’interprétation. Plutarque se voyait davantage comme un moraliste qu’un historien et cette préoccupation peut tinter sa méthodologie. Par ailleurs, il vit à une époque éloignée des faits dont il traite, il ne peut par conséquent pas être considéré comme une source de première main. Cependant, il a eu accès à des sources aujourd’hui perdues et, en ce sens, il doit être considéré comme une source qu’on ne peut ignorer malgré les inconvénients qui l’accompagnent. Reste qu’il est toujours difficile de savoir à quel point on peut s’y fier.

Il est remarquable que Plutarque ne consacre aucune biographie à Éphialte, alors qu’il en consacre aux deux autres grandes figures démocrates qui lui sont contemporaines, Thémistocle et Périclès, ainsi qu’à l’un de ses principaux adversaires, l’aristocrate Cimon. On peut attribuer cette absence à plusieurs causes : Plutarque peut n’avoir pas trouvé de Romain avec lequel il voulait appareiller Éphialte, il peut aussi avoir été confronté (comme nous), à la faible quantité de sources sur Éphialte et décidé qu’il ne valait pas qu’on lui consacre un biographie à part entière, ou il peut avoir partagé des sensibilités voulant minimiser sa présence dans l’histoire.

C’est par conséquent non dans une biographie qui lui est consacré en propre, mais dans les biographies de Périclès et de Cimon, principalement (étrangement, pas dans la vie de Thémistocle), qu’il évoque Éphialte.

Dans la biographie de Périclès, il évoque la réforme de l’Aréopage en ces termes :

Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine1, suivant le mot de Critolaüs. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon, versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles. (Vie de Périclès)

Puis à nouveau dans ce passage :

Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; […] (Vie de Périclès)

Puis il évoque l’assassinat d’Éphialte dans un troisième passage, propre à alimenter les spéculations sur l’auteur réel du meurtre :

Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée{31} contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement. (Vie de Périclès)

Il y a enfin une dernière évocation dans une énumération :

Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide.

Dans la biographie de Cimon, une première mention le présente en adversaire de Cimon et en incorruptible :

On a calomnié cette bienfaisance ; on l’a représentée comme une flatterie de Cimon pour gagner la multitude ; mais il ne faut, pour confondre ses détracteurs, que considérer le reste de la conduite de Cimon. Il tenait pour l’aristocratie, et pour les institutions laconiennes. On le vit bien lorsqu’il se joignit à Aristide contre Thémistocle, qui élevait beaucoup trop haut la puissance populaire, et plus tard quand il se déclara ouvertement contre Éphialte, lequel, pour complaire au peuple, voulait abolir l’Aréopage. Quoiqu’il vît tous les hommes d’État de son temps, excepté Aristide et Éphialte, s’enrichir aux dépens du trésor public, il se montra, dans tous ses actes politiques, incorruptible, pur même de tout présent, et persévéra toute sa vie à faire et à dire gratuitement, honorablement, tout ce que commandaient les circonstances. (Vie de Cimon)

La réforme de l’Aréopage est à nouveau évoquée :

Tous ses actes politiques, tant qu’il fut présent dans Athènes, tendirent à réprimer, à contenir le peuple, qui mettait aux nobles le pied sur la gorge, et tâchait d’attirer à soi tout le pouvoir du gouvernement ; mais il eut à peine repris le commandement de la flotte que la multitude, délivrée de tout frein, changea l’ancien ordre de choses, et renversa les lois et les coutumes antiques. Éphialte, à la tête de ce parti, et soutenu par Périclès qui commençait à jouir d’une haute influence, et qui s’était déclaré pour la cause populaire, ôta au Sénat de l’Aréopage la plus grande partie des causes dont la connaissance lui était attribuée, se rendit maître des tribunaux, et jeta la ville dans une pure démocratie. Cimon, à son retour, s’indigna de voir ainsi avilir la dignité du Sénat ; il mit tout en œuvre pour le remettre en possession des jugements, et pour raviver le gouvernement aristocratique, tel que l’avait institué Clisthène. (Vie de Cimon)

Ce passage contient un détail noté par plusieurs historiens, qui signale que la réforme de l’Aréopage aurait eu lieu alors qu’une armée menée par le chef de file de la faction aristocratique aurait été loin de la cité.
Un élément de politique différent de la réforme de l’Aréopage apparaît dans un dernier passage de la biographie de Cimon. Éphialte incarne ici le parti démocratique, opposé à Sparte, alors que Cimon incarne la tendance aristocratique, qui est plus favorable à la cité rivale :

Les Lacédémoniens envoient donc Périclidas à Athènes pour demander du secours. C’est lui qu’Aristophane représente, dans la comédie, assis devant les autels, tout pâle, vêtu de pourpre et sollicitant une armée. Éphialte s’y opposait, protestant qu’on ne devait pas les secourir, et relever une ville rivale d’Athènes ; qu’il fallait la laisser ensevelie sous ses ruines, et fouler aux pieds l’orgueil de Sparte. Mais Cimon, au rapport de Critias, préférant l’intérêt des Lacédémoniens à l’agrandissement de sa patrie, détermina le peuple à leur venir en aide, et sortit avec un corps nombreux de troupes. Ion rapporte le mot de Cimon qui fit particulièrement impression sur les Athéniens : « Ne laissons pas, aurait-il dit, la Grèce devenir boiteuse, et n’ôtons pas à Athènes un contre-poids nécessaire. » (Vie de Cimon)

Enfin, voici un passage rare où Éphialte apparaît comme une figure militaire (mais s’agit-il du même Éphialte?) dans la flotte.

Ce grand échec rabaissa si fort l’orgueil du roi [de Perse], qu’il conclut ce traité de paix si célèbre, par lequel il s’engageait à tenir toujours son armée de terre éloignée des mers de Grèce de la course d’un cheval, et à ne jamais naviguer avec de grands vaisseaux ou des galères à proues d’airain entre les roches Cyanées et les îles Chélidoniennes. Néanmoins Callisthène prétend que ces conditions ne furent point stipulées avec le Barbare, et qu’il les exécuta lui-même par l’effet de la terreur dont l’avaient frappé ses défaites ; que depuis il se tint si loin de la Grèce, que Périclès, avec cinquante vaisseaux, et Éphialte, seulement avec trente, poussèrent jusqu’au delà des îles Chélidoniennes, sans avoir rencontré une seule voile de la flotte des Barbares. Mais la copie du traité, qui se trouve dans le recueil de décrets publié par Cratère, contient ces dispositions. (Vie de Cimon)

Voilà qui conclut le tour des sources principales qui nous font connaître Éphialte. Plutarque ajoute assez peu à la matière, qui demeure articulée autour de deux éléments : Éphialte réforma l’Aréopage et fut assassiné. Pour ajouter à la matière, il s’agirait maintenant de procéder par l’étude du contexte et par des recoupements sur des sujets connexes. Mais nous dépassons alors le cadre de ce billet, déjà long.

 

Notes

1La trirème de Salamine était un navire sacré qui n’était utilisé que pour des cérémonies ou des missions d’importance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salaminienne .