Éphialte, démocrate assassiné (3) – Plutarque

Antiphon est sans doute notre source la plus proche chronologiquement d’Éphialte, mais, comme on l’a vu, son intérêt est assez limité, se contentant d’évoquer le caractère irrésolu du meurtre du radical démocrate. Après la Constitution d’Athènes, la principale source, ou plus exactement la plus détaillée, reste Plutarque. C’est une source fréquente en histoire de l’antiquité, mais toujours délicate d’interprétation. Plutarque se voyait davantage comme un moraliste qu’un historien et cette préoccupation peut tinter sa méthodologie. Par ailleurs, il vit à une époque éloignée des faits dont il traite, il ne peut par conséquent pas être considéré comme une source de première main. Cependant, il a eu accès à des sources aujourd’hui perdues et, en ce sens, il doit être considéré comme une source qu’on ne peut ignorer malgré les inconvénients qui l’accompagnent. Reste qu’il est toujours difficile de savoir à quel point on peut s’y fier.

Il est remarquable que Plutarque ne consacre aucune biographie à Éphialte, alors qu’il en consacre aux deux autres grandes figures démocrates qui lui sont contemporaines, Thémistocle et Périclès, ainsi qu’à l’un de ses principaux adversaires, l’aristocrate Cimon. On peut attribuer cette absence à plusieurs causes : Plutarque peut n’avoir pas trouvé de Romain avec lequel il voulait appareiller Éphialte, il peut aussi avoir été confronté (comme nous), à la faible quantité de sources sur Éphialte et décidé qu’il ne valait pas qu’on lui consacre un biographie à part entière, ou il peut avoir partagé des sensibilités voulant minimiser sa présence dans l’histoire.

C’est par conséquent non dans une biographie qui lui est consacré en propre, mais dans les biographies de Périclès et de Cimon, principalement (étrangement, pas dans la vie de Thémistocle), qu’il évoque Éphialte.

Dans la biographie de Périclès, il évoque la réforme de l’Aréopage en ces termes :

Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine1, suivant le mot de Critolaüs. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon, versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles. (Vie de Périclès)

Puis à nouveau dans ce passage :

Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; […] (Vie de Périclès)

Puis il évoque l’assassinat d’Éphialte dans un troisième passage, propre à alimenter les spéculations sur l’auteur réel du meurtre :

Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée{31} contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement. (Vie de Périclès)

Il y a enfin une dernière évocation dans une énumération :

Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide.

Dans la biographie de Cimon, une première mention le présente en adversaire de Cimon et en incorruptible :

On a calomnié cette bienfaisance ; on l’a représentée comme une flatterie de Cimon pour gagner la multitude ; mais il ne faut, pour confondre ses détracteurs, que considérer le reste de la conduite de Cimon. Il tenait pour l’aristocratie, et pour les institutions laconiennes. On le vit bien lorsqu’il se joignit à Aristide contre Thémistocle, qui élevait beaucoup trop haut la puissance populaire, et plus tard quand il se déclara ouvertement contre Éphialte, lequel, pour complaire au peuple, voulait abolir l’Aréopage. Quoiqu’il vît tous les hommes d’État de son temps, excepté Aristide et Éphialte, s’enrichir aux dépens du trésor public, il se montra, dans tous ses actes politiques, incorruptible, pur même de tout présent, et persévéra toute sa vie à faire et à dire gratuitement, honorablement, tout ce que commandaient les circonstances. (Vie de Cimon)

La réforme de l’Aréopage est à nouveau évoquée :

Tous ses actes politiques, tant qu’il fut présent dans Athènes, tendirent à réprimer, à contenir le peuple, qui mettait aux nobles le pied sur la gorge, et tâchait d’attirer à soi tout le pouvoir du gouvernement ; mais il eut à peine repris le commandement de la flotte que la multitude, délivrée de tout frein, changea l’ancien ordre de choses, et renversa les lois et les coutumes antiques. Éphialte, à la tête de ce parti, et soutenu par Périclès qui commençait à jouir d’une haute influence, et qui s’était déclaré pour la cause populaire, ôta au Sénat de l’Aréopage la plus grande partie des causes dont la connaissance lui était attribuée, se rendit maître des tribunaux, et jeta la ville dans une pure démocratie. Cimon, à son retour, s’indigna de voir ainsi avilir la dignité du Sénat ; il mit tout en œuvre pour le remettre en possession des jugements, et pour raviver le gouvernement aristocratique, tel que l’avait institué Clisthène. (Vie de Cimon)

Ce passage contient un détail noté par plusieurs historiens, qui signale que la réforme de l’Aréopage aurait eu lieu alors qu’une armée menée par le chef de file de la faction aristocratique aurait été loin de la cité.
Un élément de politique différent de la réforme de l’Aréopage apparaît dans un dernier passage de la biographie de Cimon. Éphialte incarne ici le parti démocratique, opposé à Sparte, alors que Cimon incarne la tendance aristocratique, qui est plus favorable à la cité rivale :

Les Lacédémoniens envoient donc Périclidas à Athènes pour demander du secours. C’est lui qu’Aristophane représente, dans la comédie, assis devant les autels, tout pâle, vêtu de pourpre et sollicitant une armée. Éphialte s’y opposait, protestant qu’on ne devait pas les secourir, et relever une ville rivale d’Athènes ; qu’il fallait la laisser ensevelie sous ses ruines, et fouler aux pieds l’orgueil de Sparte. Mais Cimon, au rapport de Critias, préférant l’intérêt des Lacédémoniens à l’agrandissement de sa patrie, détermina le peuple à leur venir en aide, et sortit avec un corps nombreux de troupes. Ion rapporte le mot de Cimon qui fit particulièrement impression sur les Athéniens : « Ne laissons pas, aurait-il dit, la Grèce devenir boiteuse, et n’ôtons pas à Athènes un contre-poids nécessaire. » (Vie de Cimon)

Enfin, voici un passage rare où Éphialte apparaît comme une figure militaire (mais s’agit-il du même Éphialte?) dans la flotte.

Ce grand échec rabaissa si fort l’orgueil du roi [de Perse], qu’il conclut ce traité de paix si célèbre, par lequel il s’engageait à tenir toujours son armée de terre éloignée des mers de Grèce de la course d’un cheval, et à ne jamais naviguer avec de grands vaisseaux ou des galères à proues d’airain entre les roches Cyanées et les îles Chélidoniennes. Néanmoins Callisthène prétend que ces conditions ne furent point stipulées avec le Barbare, et qu’il les exécuta lui-même par l’effet de la terreur dont l’avaient frappé ses défaites ; que depuis il se tint si loin de la Grèce, que Périclès, avec cinquante vaisseaux, et Éphialte, seulement avec trente, poussèrent jusqu’au delà des îles Chélidoniennes, sans avoir rencontré une seule voile de la flotte des Barbares. Mais la copie du traité, qui se trouve dans le recueil de décrets publié par Cratère, contient ces dispositions. (Vie de Cimon)

Voilà qui conclut le tour des sources principales qui nous font connaître Éphialte. Plutarque ajoute assez peu à la matière, qui demeure articulée autour de deux éléments : Éphialte réforma l’Aréopage et fut assassiné. Pour ajouter à la matière, il s’agirait maintenant de procéder par l’étude du contexte et par des recoupements sur des sujets connexes. Mais nous dépassons alors le cadre de ce billet, déjà long.

 

Notes

1La trirème de Salamine était un navire sacré qui n’était utilisé que pour des cérémonies ou des missions d’importance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salaminienne .