L’émergence du fascisme italien

Faisceau de licteur

Après ma petite récapitulation de mes anciens billets sur le fascisme, je me suis rendu compte que ma mémoire de mes lectures antérieures sur le sujet était devenue passablement floue avec les années. Je voulais me rafraîchir, ou parfois me mettre à niveau, sur les bases de l’histoire du fascisme. Une autre motivation a été la lecture de ce texte réfléchissant aux comparaisons possible entre le fascisme historique et le trumpisme. Aussi ce billet et le suivant seront-ils consacrés à la trajectoire historique du fascisme italien. Ceux qui suivent ce blogue auront compris que ma principale référence sur le sujet est un livre intitulé Qu’est-ce que le fascisme? d’Emilio Gentile, essentiellement parce que ce livre est dans ma bibliothèque personnelle. Le premier chapitre refait cette trajectoire du fascisme italien à l’intention des lecteurs et lectrices à qui celle-ci ne serait pas familière. J’ajouterai ici et là des références à des articles wikipédia pour éclairer quelques éléments qu’il ne prend pas la peine d’élaborer. Puisque les notes s’allongeaient, j’ai pris le parti de découper le tout en plusieurs billets. Celui-ci couvrira l’émergence du fascisme italien en tant que mouvement, depuis ses premiers tâtonnements jusqu’à l’émergence du squadrisme. La conquête du pouvoir, sa consolidation, son apogée et le déclin lors de la deuxième guerre mondiale seront renvoyés à un ou plusieurs billets à venir.

Industrialisée relativement tardivement, l’Italie connaît à la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle l’émergence de classes ouvrières et de classes moyennes caractéristiques des pays industrialisés. Avec celles-ci viennent des phénomènes nouveaux de mobilisations sociales de masse. On pourrait parler d’une crise de modernité ou d’une crise de modernisation. Cette crise produit un bouillonnement d’idées et de sensibilités faisant naître différentes idéologies dont les premiers fascistes s’inspireront. Ces idéologies peuvent être opposées entre elles et ont pu par ailleurs donner naissance (ou nourrir) à des mouvements antifascistes par la suite, elles ne peuvent donc pas être vues comme des « pré-fascismes », mais elles avaient en commun différents traits qu’on retrouvera ensuite chez les fascistes. En voici une liste :

  • un sentiment tragique et activiste de la vie
  • une « vision de la modernité comme explosion d’énergie humaines et de conflits de forces collectives, organisées en classes ou en nations »
  • l’attente (comme une forme d’eschatologie séculière?) d’un « tournant historique imminent » qui mettrait fin au libéralisme bourgeois.
  • le rejet de l’humanisme et de l’égalitarisme
  • le mépris du parlementarisme
  • l’exaltation des minorités actives
  • une volonté politique de modeler la conscience des masses
  • le culte de la jeunesse
  • l’apologie de la violence, la guerre, l’action directe et la révolution

Au nombre des mouvements partageant ces traits, Gentile évoque des radicalismes de droite et de gauche, du nationalisme, le syndicalisme révolutionnaire et le futurisme. Je m’étonne de voir le syndicalisme révolutionnaire dans une liste qui mentionne le rejet de l’égalitarisme, mais je le vois bien partager plusieurs autres traits.
Il faut aussi mentionner les intellectuels d’opposition à l’homme politique libéral G. Giolitti (on parle d’antigiolittisme).

Les éléments événementiels qui ont favorisé l’émergence du fascisme italien sont la première guerre mondiale et les « deux années rouges » (1919-1920) ou biennio rosso, deux années d’intense activisme paysan et ouvrier, communiste et syndical qui suivent immédiatement la fin de la Grande Guerre. La guerre a alimenté le nationalisme et fait vivre une expérience intime de la violence à une large partie de la population, prêts dès lors à l’appliquer à d’autres domaines de la vie. De plus, bien que l’Italie soit sortie de la première guerre mondiale du côté des vainqueurs, elle a eu son propre équivalent du mythe de l’ennemi intérieur, qui fut si important pour l’Allemagne, le thème de la « victoire mutilée », centré sur le fait que le traité de Versailles n’accordait pas à l’Italie ce qu’elle s’était fait promettre pour entrer dans l’alliance. Quant au biennio rosso, il a terrorisé la bourgeoisie et la classe moyenne, craignant une révolution à la manière russe. Ce phénomène n’était pas spécifique à l’Italie et connu différents avatars à travers l’Europe. La peur du bolchévisme sera l’aliment justifiant la répression dont le fascisme deviendra le porte-étendard.

Et dans ce contexte social, idéologique et événementiel, se forme Benito Mussolini. Cela étonne quand on sait ce qu’il est devenu mais le jeune Mussolini fut socialiste, antinationaliste, antimilitariste et internationaliste. Directeur d’une revue, « il fut de 1912 à 1914 la figure la plus populaire du socialisme italien » (p.26). Mais déjà, on voit chez lui la soif de pouvoir, l’ambition, le penchant pour la domination. Comme quoi la personnalité est souvent plus forte que l’idéologie. Au déclenchement de la guerre, il se prononce contre la participation de l’Italie. Puis, après quelques mois, « dans le courant de l’automne 1914, il se convertit à l’interventionnisme, considérant que la guerre était nécessaire pour abattre le militarisme et l’autoritarisme des Empires centraux et créer les conditions d’une révolution sociale. » (p.27) Peu de socialistes lui emboîtent le pas.
Il participe à la guerre de 1915 à 1917, date où il est blessé. L’expérience de la guerre affecte sa réflexion et il remet en cause le socialisme et le marxisme, conserve cependant sa volonté révolutionnaire et adhère, selon le mot de Gentile, à un « nationalisme révolutionnaire éclectique ». Il lance alors les fasci di combattimiento.
Cette expression de fasci, qui renvoie au faisceau de licteurs, était utilisée depuis des années dans la gauche italienne pour désigner une organisation qui n’est pas un parti, puis pour désigner un « antiparti », c’est-à-dire une organisation de militants refusant les liens organisationnels – trop contraignants – d’un parti politique. Les fasci di combattimiento de Mussolini réunirent, lors de leur fondation, une centaine de militants semblable à lui: anciens gauchistes « interventionnistes » (de ceux qui ont plaidé pour l’entrée en guerre), anciens combattants, devenus des nationalistes révolutionnaires suite à l’expérience des combats. Ce fascisme pratiquait déjà la violence de rue, tout en prônant des réformes politiques et économiques radicales. Il est cependant demeuré marginal et n’eut aucun succès aux élections de 1919, après quoi il abandonna son programme politique radical pour se convertir définitivement à droite. Revoyant se manière de se présenter comme son électorat, il se fit le parti de ceux qui, au sein de la bourgeoisie et des classes moyennes, ne se reconnaissaient pas dans l’État libéral.

À l’automne 1920 se déroulent une série d’occupations d’usines, tandis que les élections administratives s’avèrent néfastes pour le parti socialiste. Ce contexte favorise les fascistes, car la bourgeoisie et les classes moyennes face au gouvernement faible et aux violences, perdent confiance dans la capacité du gouvernement à les défendre contre le « danger bolchévique ». Ils se tournent alors vers des milices privées et autres groupes violents auto-organisés, dont les fascistes prendront rapidement la tête. Les groupes de combat fascistes (squadras), organisés militairement par les anciens combattants dans leurs rangs, détruisirent une bonne partie des organisations « prolétariennes » (socialistes, ligues rouges, syndicats) dans la région de la Valle Padana où elles étaient dominantes. Les partis anti-socialistes applaudirent ces violences fascistes, y voyant une « saine réaction » contre le « maximalisme » socialiste, en défense, selon la rhétorique des fascistes, de la nation et de la propriété. Ces coups d’éclat nourrissent la popularité fasciste, dont le nombre de membres est multiplié par 10 en un peu plus d’un an. (p.31-32)

Les membres de ce nouveau fascisme étaient majoritairement issus des classes moyennes » en grande partie novices sur la scène politique » (p.32), tant dans le parti, que les faisceaux ou du squadrisme. Ce qui fait dire à Emilio Gentile que le squadrisme fut « un maximalisme de classes moyennes » et la source du véritable fascisme.

Ainsi pleinement formé, le fascisme était désormais prêt à se lancer à la conquête du pouvoir en employant une méthode originale, faite d’un mélange de compositions avec les institutions traditionnelles et de violences terroristes pour désorganiser toute forme d’opposition. Ça sera l’objet d’un prochain billet