Dominique Cardon sur la protection de la vie privée

Dans un nouveau billet hors de mon calendrier normal (j’essaie de publier aux deux semaines, on verra si j’y arrive), je reviens avec une longue citation de Dominique Cardon, toujours issue de Culture numérique.

Schéma de la surveillance panoptique, repris depuis https://fr.wikipedia.org/wiki/Panoptique

J’ai repensé à cette citation alors que j’ai  pris connaissance de la décision de Apple, pour satisfaire le gouvernement britannique, de retirer le chiffrement de bout en bout de leur cloud. C’est à mon sens une décision dangereuse et impardonnable, surtout à une époque où l’autoritarisme est en croissance partout dans le monde.
Je ne vais pas repasser sur toute l’analyse de Cardon sur l’enjeu, mais essentiellement citer un long passage de la conclusion du chapitre qu’il consacre à la surveillance numérique. Après avoir rappelé que nous percevons de plus en plus la vie privée comme une valeur individuelle, il écrit ceci:

Nous sommes désormais placés dans des situations où nous devons faire un arbitrage individuel entre le droit à la vie privée et d’autres principes: la sécurité des citoyens au nom de laquelle s’exerce la surveillance étatique (« Après tout, je n’ai rien à me reprocher »); l’efficacité du service rendu au nom duquel les plateformes aspirent nos traces de navigation (« Je sais que… mais c’est tellement pratique »); la liberté d’expression au nom de laquelle nous livrons à d’autres des informations qui peuvent ensuite nous nuire (« On ne va pas me faire taire, je n’ai pas peur d’exprimer mes opinions »). Chacune de ces justifications dispose d’une forte légitimité, renforcée par les attentes individualistes d’autonomie, d’efficacité et de sécurité de chacun. Pour aborder différemment le sujet de la surveillance, il paraît nécessaire de cesser dépenser individuellement la vie privée, de cesser de la considérer comme un arbitrage que chacun serait amené à faire. Nous devons plutôt y réfléchir comme à un droit collectif par lequel, même si nous n’avons rien à cacher, il est aussi dans l’intérêt de tous de vivre dans une société où certains – journalistes, militants, ONG – puissent avoir des choses à cacher. Une société qui accepte de sacrifier une petite part de l’utilité du service rendu et dans laquelle il soit possible de ne pas tout dire, de garder des jardins secrets. Si l’individualisation a permis aux logiques de surveillance de s’installer, ils nous faut, pour opposer des limites à ce processus, imaginer des réponses plus collectives. (p.417-418)

Identité et visibilité: typologie des réseaux sociaux

Ces derniers temps, on a vu un nouveau soubresaut de migrations vers des réseaux sociaux ouverts, principalement dû à la prise de pouvoir de Trump, le constat que Musk a fait de X une plate-forme de propagande d’extrême-droite et de voir les magnats de la tech, incluant Zuckerberg, faire l’éloge de Donald Trump. Ces événements on coïncidé avec le lancement de Bluesky, clone de Twitter, vers lequel on migré nombre d’usagers de X et, dans une certaine mesure, Facebook, bien que les plates-formes ne se correspondent pas. Il a également été encouragé par des initiatives visant à encourager un internet plus libre, tel que FreeOurFeeds, qui disent à raison qu’on ne peut plus laisser les milliardaires contrôler nos espaces numériques.

Mon but ici n’est pas de parler de Bluesky ou de Mastodon, ni des protocoles qui permettent de rendre ces plates-formes ouvertes et libres – par opposition aux mondes clos des plates-formes privatives comme X ou Facebook. Ni même de parler de FreeOurFeeds (mais allez les voir!). Il s’agit surtout pour moi d’apporter un outil utile à certaines discussion qui se tiennent en marge de ces migrations. On constate en effet l’insatisfaction commune des usagers de Facebook lorsqu’ils migrent vers des plate-formes comme Bluesky. J’ai déjà dit ailleurs que je ne suis pas un grand fan d’une approche de création de nouveaux réseaux sociaux en « clonant » les fonctionnalités de ceux qui existent. Par contre, je crois qu’on peut analyser de manière plus générale les réseaux pour étoffer l’offre intelligemment. Pour cela, une bonne typologie des réseaux sociaux peut être utile. Je souhaiterais présenter ici celle de Dominique Cardon, sociologue du numérique, qu’on trouve dans son livre Culture numérique, adaptation écrite d’un MOOC de Science Po. Je souhaiterais également faire connaître un peu ce chercheur, qui, je trouve, fournit souvent des outils conceptuels à la fois simples et féconds pour penser notre monde.

La typologique des réseaux sociaux de Dominique Cardon est esquissée aux pages 152 à 162 de son livre. Elle se construit au croisement de deux variables: la première variable dépend de l’identité des internautes. La seconde variable est construite sur le degré de visibilité des réseaux

L’identité est elle-même construite sur un plan à deux axes: le premier axe va d’une identité construite sur des traits identifiables – ce « qu’est » la personne – à une identité construite sur ce qu’elle « fait » (p.154-155). Le second axe va d’une identité « réelle », qui correspond à ce qu’on est pour ceux qui nous connaissent, à une identité « projetée », qui correspond à ce qu’on cherche à être aux yeux du public des réseaux. En résulte quatre quadrants où on classe l’identité (cf. plus bas). Chaque cadran représente un « idéal-type » et il faut se rappeler que les réseaux sociaux qui s’y situent admettent des déviations:

  • Le premier cadran, en haut (identité réelle) à gauche (être) est celui de l’identité civile, où l’usager revêt ce qu’on connaît de lui hors du monde virtuel, dans des formes vérifiables et mesurables: nom, sexe, âge, diplôme, statut matrimonial, photo relativement cadrée.
  • Le second cadran, en bas (identité projetée) à gauche (être), est celui de l’identité dite « narrative », centrée sur l’individu et ce qu’il est, mais dans des dimensions racontée: humeur, humour, anecdotes. La photo est moins cadrée, davantage située dans une action. Elle « raconte une histoire ».
  • Le troisième cadran, en haut (identité réelle) à droite (faire) est celui de « l’identité agissante ». On produit des choses , photos, textes ou vidéos, correspondant à une identité réelle ou quasi: ce que j’aime, ce que je fais, les causes dans lesquelles je m’implique.
  • Enfin, dans le quatrième et dernier cadran, , en bas (identité projetée) à droite (faire), on parle d’une « identité virtuelle ». On produit des choses, et notamment on se produit soi-même, sous la forme d’une identité qui peut être complètement alternative à notre identité civile, sous la forme d’un avatar.

C’est sur ces quatre quadrants que viennent se placer une typologie des réseaux sociaux. On pourrait dire que chacun des quatre types de réseaux est centré sur un type d’identité. En réalité, cette description est trop simplistes. Les types de réseaux sociaux correspondent plutôt à un diagramme de Venn avec des zones de chevauchements et il arrive souvent qu’un type déborde son « cadran naturel ». Je reproduis ici approximativement le diagramme avec Paint (pourquoi comme ça? parce que c’est rapide et parce que c’est drôle).

Il faut se rappeler que cette typologie est un outil de compréhension qu’il convient d’utiliser avec souplesse, pas un formulaire où il faut tout faire entrer dans les bonnes cases. Comme on l’a dit plus haut, les réseaux introduisent une variable supplémentaire, celle de la gestion de la visibilité.

  • Centrée sur l’identité civile, on trouve principalement la catégorie des réseaux en « paravent ». On y affiche une identité très réaliste, mais derrière une barrière que les autres usagers doivent franchir pour accéder à notre identité. « La rencontre est un processus de dévoilement dont a plateforme organise les étapes, invitant les internautes à négocier entre eux avant de consentir à révéler des traits plus narratifs de leur identité. » (p.157) L’exemple paradigmatique du réseau en paravent est le site de rencontre amoureuse. Comme le suggère cette citation, les sites en paravent, s’ils sont concentrés principalement sur l’identité civile, débordent plus ou moins légèrement sur l’identité narrative. Les réseaux en paravent, c’est « se cacher pour se voir ».
  • Dans l’identité narrative (principalement, chevauchant également les cadrans voisins) principalement l’identité civile et l’identité virtuelle, moins le cadran opposé de l’identité agissante, se trouvent les réseaux dits « en clair-obscur ». Du point de vue de Cardon, c’est la famille la plus importante – mais il conviendrait à mon avis de nuancer ce point. Typiquement, ces réseaux sont ceux où les utilisateurs exposent le plus leur vie personnelle. Mais puisque cela relève de l’intimité, ils ne souhaitent pas forcément que cela soit vu de tous, ou de l’ensemble de leur réseau. Les plates-formes offrent aux utilisateurs les moyens de régler la visibilité de ce qu’ils y affichent, des fonctionnalités que les utilisateurs et utilisatrices apprendront à utiliser à des degrés de compétence variables. Facebook est l’archétype de ce type de réseau. Toutefois, il faut noter (Cardon ne le fait pas) que Facebook, au fil du développement de ses fonctionnalités, s’est efforcé d’intégrer la plupart des modes d’usages. Si le tout est plaqué sur ce qui est, historiquement, un réseau en clair-obscur, Facebook ne peut, à mon avis, y être réduit. Les réseaux en clair-obscur, c’est « se montrer tout en se cachant ».
  • Dans l’identité agissante et débordant les cadrans voisins se trouvent l’autre grande famille de réseaux, les réseaux « phares » – peut-être, à mon avis, en voie de supplanter les réseaux en clair-obscur comme principale famille. Les phares sont des lieux où les usagers s’exposent à tous. Historiquement, le format apparaît avec MySpace, comme un hack de Friendster, une plate-forme en clair-obscur, pour en retirer les limitations de visibilité. Les utilisateurs se sont emparés de ces plates-formes comme des moyens de diffusion de leur production, ou de découverte; MySpace est ainsi devenu un haut lieu de découverte musicale, avant de sombrer dans l’oubli. Twitter et YouTube sont sans doute les plus notables réseaux phares. Alors que dans les réseaux en clair-obscur les utilisateurs se connectent entre eux principalement parce qu’ils se connaissent, dans les réseaux phares, ils se connectent entre eux principalement parce qu’ils partagent les mêmes intérêts. Les réseaux phare, c’est « tout montrer et tout voir ».
  • Enfin, dans l’identité virtuelle, on trouve les jeux multijoueurs (World of Warcraft par exemple) et les mondes virtuels (Second Life ou un éventuel métavers). Ces identités sont publiques, mais elles sont façonnées au point de souvent dissimuler l’identité réelle, les utilisateurs se faisant connaître à travers leurs avatars. Les mondes virtuels, c’est « se voir, mais caché ».

J’ai trouvé cette typologie intéressante, non pour nécessairement tout classifier, mais pour éclairer une variété d’usages des réseaux sociaux, les rapports utilisés entre eux et les utilisateurs et utilisatrices et certaines contraintes que cela engendre. La typologie peut soutenir une réflexion sur l’écosystème des plates-formes en termes de concurrence ou de complémentarité, ou en termes de rôles dans la sociabilité. Par exemple, on peut noter actuellement que, tandis que le réseau social le plus importants en nombre d’utilisateurs (Facebook) s’est construit à partir d’un noyau en clair-obscur pour ensuite étendre ses fonctionnalités au-delà, la plupart des alternatives libres de réseaux social semblent plutôt proposer des réseaux phares, qui servent à diffuser et comportent moins de fonctionnalités permettant de choisir ses publics.

C’est aussi un exemple d’une réflexion qui fournit des outils d’analyse assez durables. Même si le livre de Dominique Cardon est paru en 2019 et que le monde numérique a beaucoup évolué depuis, je crois que les axes et enjeux présentés conservent toute leur pertinence et peuvent toujours soutenir une réflexion valable sur l’espace numérique.