Jolene, le pouvoir sans rival

  Je me suis surpris à beaucoup penser à Jolene ces derniers jours. Et puis à l’écouter. Je parle bien sûr de la chanson de Dolly Parton. J’ai écouté plusieurs interprétations, elles sont variables en qualité. C’est une chanson populaire, donc les versions sont nombreuses et beaucoup veulent surtout montrer leur maîtrise vocale en oubliant ce qu’évoquent les paroles. Jolene est une de ces chansons où la théâtralité est importante. Les meilleures interprètes y mettent un accent de supplication, qui ajoute toujours un je-ne-sais-quoi de poignant.
Jolene me fascine depuis longtemps. Elle donne à entendre quelque chose qu’on entend rarement ailleurs dans notre musique. Je suppose qu’il y a plusieurs manières de l’écouter. J’ignore combien de gens y entendent ce que j’entends, moi. Ce n’est pas l’histoire d’amour qui m’intéresse, pas la beauté du personnage éponyme, pas la rivalité des femmes de l’histoire (mais peut-on appeler ça une rivalité?). Pour moi, Jolene raconte le désespoir de celles et ceux qui se retrouvent du mauvais côté d’un rapport de force complètement déséquilibré. Dans le conflit qui l’oppose à Jolene, la narratrice a perdu d’avance, elle n’a aucun atout. Elle en est littéralement rendu à supplier Jolene de lui laisser le peu qu’elle a.
Car Jolene a tout, elle peut tout prendre à son gré. Dira-t-on que la narratrice, à l’opposé, n’a rien? non, en réalité, c’est pire: elle a peu. Cette nuance est importante. Pour le bonheur de quelqu’un, avoir peu est mieux que de ne rien avoir. Mais en termes de rapport de force, avoir peu est plus grave que de ne rien avoir, car celle qui n’a rien n’a rien à perdre.
Voilà donc le drame de la narratrice: elle a quelque chose à perdre, quelque chose dont elle fait dépendre son bonheur. Dans la chanson, c’est un homme dont elle est amoureuse, ce qui peut légitimement faire l’objet d’une critique féministe – mais pour moi, l’homme ne compte pas vraiment, c’est ce que les scénaristes appellent un MacGuffin, un prétexte vide pour raconter l’histoire qui importe vraiment. L’objet du conflit pourrait être n’importe quoi d’autre: l’important est que la narratrice en fait dépendre son bonheur et peut en être privée par Jolene à tout moment. On peut en dire de même de la « beauté » de Jolene: on peut lire ce trait simplement comme un prétexte pour parler de la disproportion du rapport de force. Ce pourrait être un paysan sans défense face à un pillard, ou face à l’impôt abusif d’un seigneur rapace. Ce pourrait être un petit pays mal armé face à un envahisseur tout puissant. Un enfant faiblard face au bully dans la court d’école. Un artiste volé face à une armée d’avocats.
De Jolene, justement, nous ne savons rien, sinon que sa beauté – lire son pouvoir – est sans rivale. On ne sait pas si elle désire vraiment l’objet du conflit, ni si c’est une bonne personne. Est-elle froide et cruelle, ou bien empathique? On ne connaîtra jamais sa décision non plus, après que la narratrice lui ait adressé sa supplique. L’entendra-t-elle? sera-t-elle magnanime ou impitoyable?
J’ai le sentiment que ne pas le savoir met l’accent, précisément, sur le plus important. Toute la chanson est concentrée sur un seul moment, l’émotion et les enjeux dont il est chargé. À ce moment précis, on ne peut pas savoir comment Jolene réagira, mais qu’importe: ce que la narratrice ressent est bien réel et aura existé, peu importe le verdict qu’on lui adressera par la suite. C’est à ce moment précis, et non au moment où la décision est rendue, que la cruauté de leur inégalité est la plus fortement ressentie.
Depuis longtemps Jolene me fascine parce que j’entends peu ce type de situation, ce type de souffrance, être dépeint ailleurs. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre ces situations, ces sentiments, ces souffrances. Bien que nous vivions dans des sociétés globalement inégalitaires, nous avons un imaginaire profondément égalitaire, nous aimons nier, au moins en imagination, les rapports de force déséquilibrés. Sauf si c’est pour montrer la victoire de David contre Goliath. Dans notre imaginaire, le petit ne supplie jamais, il se bat et il gagne. Nous avons, avec raison, fabriqué des contre-pouvoirs institutionnels et politiques pour éviter de nous retrouver face à Jolene et d’avoir à la supplier. Avec raison, nous refusons de faire face à ce pouvoir sans rival et comptons sur nos garde-fous pour nous en protéger… quitte, avec le temps, à oublier qu’il pourrait exister. Nous célébrons ceux qui partent de tout en bas pour parvenir au sommet, nous valorisons l’empowerment. À tel point que nous le donnons en exemple comme s’il suffisait qu’il soit vu pour qu’il bénéficie à tous. Les faibles, c’est leur faute, on leur a donné assez d’exemples de personnes fortes, ils n’avaient qu’à les imiter. Et cependant les inégalités croissent, les contre-pouvoirs tombent les uns après les autres et l’empowerment ne sait plus à quoi se raccrocher.
Depuis longtemps j’écoute Jolene parce que j’entends dans cette supplique la souffrance des faibles et l’injustice du rapport de force. Et je l’écoute souvent ces derniers jours, en pensant aux gens effrayés qui, si tombent les derniers contre-pouvoirs, en seront réduits à espérer la clémence des puissants emportés par leur folie.