Pourquoi je n’aime pas la polémique (dans les mots de Foucault)

Je ne dirai pas que je n’ai jamais polémiqué. Cela m’est arrivé assez souvent. Mais j’en ressors en général avec un goût amer en bouche et avec le dégoût de l’épisode. Sur les dizaines de fois où j’ai cédé à la hideuse pulsion de la polémique, je ne pense pas en avoir retiré de la satisfaction plus d’une ou deux fois. J’aimerais m’en abstenir autant que possible, bien que je sache que mon caractère est sujet aux emportements et que je dois lutter pour ne pas polémiquer. Par ailleurs, j’ai pu tester à l’occasion des usages féconds à la polémique — ce qui reste hasardeux et me fait parfois me sentir manipulateur. Bref, quelle qu’en puisse être la fonction sociale, je n’aime pas ça.

En suivant une piste que je tiens — évidemment — de la lecture de Noiriel, j’ai lu récemment un entretien de Michel Foucault et y ai trouvé un extrait qui exprime parfaitement mon sentiment sur la polémique.

Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. Très schématiquement, il me semble qu’on pourrait y reconnaître aujourd’hui la présence de trois modèles : modèle religieux, modèle judiciaire, modèle politique. Comme dans l’hérésiologie, la polémique se donne pour tâche de déterminer le point de dogme intangible, le principe fondamental et nécessaire que l’adversaire a négligé, ignoré ou transgressé; et dans cette négligence, elle dénonce la faute morale; à la racine de l’erreur, elle découvre la passion, le désir, l’intérêt, toute une série de faiblesses et d’attachements inavouables qui la constituent en culpabilité. Comme dans la pratique judiciaire, la polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale; elle instruit un procès; elle n’a pas affaire à un interlocuteur, elle traite un suspect; elle réunit les preuves de sa culpabilité et, désignant l’infraction qu’il a commise, elle prononce le verdict et porte condamnation. De toute façon, on n’est pas là dans l’ordre d’une enquête menée en commun; le polémiste dit la vérité dans la forme du jugement et selon l’autorité qu’il s’est conférée à lui-même. Mais c’est le modèle politique qui est aujourd’hui le plus puissant. La polémique définit des alliances, recrute des partisans, coalise des intérêts ou des opinions, représente un parti; elle constitue l’autre en un ennemi porteur d’intérêts opposés contre lequel il faut lutter jusqu’au moment où, vaincu, il n’aura plus qu’à se soumettre ou disparaître.

Bien sûr, la réactivation, dans la polémique, de ces pratiques politiques, judiciaires ou religieuses n’est rien de plus que du théâtre. On gesticule : anathèmes, excommunications, condamnations, batailles, victoires et défaites ne sont après tout que des manières de dire. Et pourtant, ce sont aussi, dans l’ordre du discours, des manières de faire qui ne sont pas sans conséquence, il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d’une polémique? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu’ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu’ils revendiquent, sur leur légitimité qu’ils doivent défendre et sur l’affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition; on fait passer tout ce qu’on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l’accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fut-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s’en autoriser[1].

 

Sans doute doit-on concéder que la polémique a ses utilités. Foucault évoque d’ailleurs les alliances, la coalition d’intérêts, le recrutement de partisans : activités essentielles du militantisme, il est difficile d’imaginer la politique sans celles-ci. Cependant, quelque utilité qu’on puisse lui concéder, la polémique ne servira jamais la recherche de la vérité.

Notes

[1] Michel FOUCAULT, Dits et écrits. 1976 – 1988, Paris, Gallimard, coll. « Dits et écrits. 1954 -1988 », 2001, p. 1411‑1412.