Deux passages convergents sur la colonisation de l’Algérie

Mon billet sur le dilemme républicain indiquait comment des philosophes politiques romains et italiens, voire même quelques Anglais, ont pu estimer qu’une politique expansionniste de la part d’un État risquait de miner la liberté des citoyens de ce même État. Avant de revenir à mon deuxième billet sur le dilemme républicain, je pensais faire un parallèle avec deux passages sur lesquels je suis tombé au cours de mes lectures sur le colonialisme contemporain. Le premier provient de l’ouvrage de synthèse de Daniel Rivet Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, dans le chapitre qu’il consacre au capitalisme colonial.

Rivet :

« Jusqu’en 1914, c’est l’État qui finance le gros de l’outillage. Quand les entreprises se lancent dans des investissements créateurs d’infrastructures, il s’engage à couvrir, quel que soit le résultat de leur compte d’exploitation, la garantie d’intérêts qu’elles accordent à leurs actionnaires, comme c’est le cas pour les chemins de fer algéro-tunisiens. Le capitalisme créateur de richesses, à la manière dont l’avait envisagé le saint-simonien Talabot en projetant une fonderie à Bône pour exploiter le minerai de l’arrière-pays riche en hématite, reste l’exception. À l’État incombent les frais de premier établissement, aux entreprises privées revient de tirer les bénéfices. »

Un peu plus loin, il poursuit:

« […] depuis la promulgation de l’autonomie budgétaire en 1900, l’Algérie est sous la coupe d’une oligarchie de grands propriétaires terriens et d’hommes d’affaires locaux constituant un milieu sudiste à qui ne manque certes pas la passion du lucre, mais l’imagination économique et le goût du risque. Ce n’est pas faire dans le cliché que de rappeler que les rois de l’Algérie, en 1954, sont au nombre de cinq : Henri Borgeaud, qui prospère dans le vignoble, le tabac et le liège, Georges Blachette, qui est le seigneur de l’alfa dans le Sud-Oranais, Gratien Faure, le plus important céréaliculteur sur les hautes terres du Constantinois, Jean Duroux, gros minotier dans l’Algérois et Laurent Schiaffino, un armateur self-made-man qui tire profit du monopole du pavillon écartant toute concurrence étrangère, si bien qu’il revient plus cher de transporter une tonne de fret de Bône à Oran que de Londres à Alger. Ces hommes disposent de relais en politique et dans la presse avec Raymond Laquière, président de l’Assemblée algérienne, Amédée Froder, président de la Fédération des maires d’Algérie, et Alain de Serrigny, le directeur de L’Écho d’Alger. Une oligarchie semblable engendre, à Tunis et à Casablanca, un type de notable dépourvu du sens de la cité et de l’art de gérer les différences communautaires contrairement aux sujets levantins de l’Empire ottoman qui gouvernent Alexandrie des années 1860 à 1930. Ces hommes sont experts seulement dans la technique de la médiation entre Paris et la province maghrébine et de l’interception, confinant à la prévarication, des ressources allouées par l’État à la minorité coloniale. » 

Le second passage est convergent et plus clair encore. Il provient de la synthèse de Marc Ferro, Histoire des colonisations.

« La conquête de l’Algérie avait répondu à des objectifs politiques et commerciaux, des milieux marseillais en particulier : la colonisation du pays appartint à une expansion de type ancien, encore préimpérialiste, si l’on peut dire. Cette domination changea pourtant de nature, dans la mesure où l’Algérie fut bientôt une chasse gardée des capitaux français — privés —, mais dont l’État garantissait le profit. C’est pour cela qu’on peut mettre en cause ici l’opinion, largement diffusée, que les colonies et l’expansion constituaient un gouffre budgétaire, car ce jugement ne prenait en compte qu’un aspect du problème. En effet, si les colonies coûtaient cher à l’État, elles rapportaient gros aux intérêts privés de la métropole.

En outre, autre facteur passé sous silence, les dépenses contribuaient à l’enrichissement de ces citoyens devenus colons et qui, en métropole, n’auraient pas connu les mêmes avantages et n’auraient pas pu s’enrichir de la même façon : il serait utile de calculer quelle fut la progression du niveau de vie des Français d’Algérie, fonctionnaires y compris, un siècle après la conquête totale du pays, de la comparer à celle des métropolitains… (cf. plus loin, p.393).

Le fait aussi de maintenir l’Algérie dans un état préindustriel assurait aux capitaux placés dans l’industrie métropolitaine un débouché sans risque, étant donné le protectionnisme régnant sur ces “départements”. » 

Ces passages me semblent indiquer comment on peut envisager l’histoire de la colonisation autrement que comme le récit de la domination d’une nation sur une autre. Un tel récit pose problème en ce qu’il tend à essentialiser les nations en présence et les présenter comme deux blocs homogènes. Or, en montrant les rapports de force qui traversent chacune d’entre elles, on peut entrevoir comment la colonisation a représenté l’articulation de deux exploitations complémentaires, interdépendantes, l’une en métropole, l’autre en colonie. Si cette interprétation du phénomène résiste à une enquête élargie, alors il se pourrait bien qu’on se retrouve face à une nouvelle version du dilemme républicain, où l’expansion impériale de la république entraîne la perte de liberté pour les citoyens de celle-ci en plus d’asservir ceux de la colonie.

Bibliographie:

FERRO, Marc. Histoire des colonisations des conquêtes aux indépendances, XIIIe-XXe siècle. Paris: Seuil, 1994.