Avec mes amis, je fais souvent des blagues sur l’extrême lenteur avec laquelle je lis les Essais sur l’individualisme, de Louis Dumont[1]. Ça fait deux-trois ans que je l’ai acheté et j’ai tendance à toujours relire le premier essai, puis, au lieu de progresser dans le bouquin, à le relire parce que j’en ai oublié le contenu. Et pourtant, cette semaine, j’ai lu deux des essais : le troisième et le quatrième. C’est de ce dernier, intitulé « La maladie totalitaire », dont je souhaite parler aujourd’hui. Cet essai me paraît intéressant à plus d’un titre. D’abord, j’avais montré dans mon billet sur le fascisme italien et la mafia que le trait dominant du fascisme était l’exercice de la violence (plus que la discipline ou l’ordre comme le croient certains) ; l’essai de Dumont parvient, par des voies très différentes, à une conclusion similaire pour le nazisme hitlérien. L’autre intérêt est de montrer que derrière une idéologie qui semble faire primer le collectif sur l’individuel, on peut en réalité trouver une idéologie profondément individualiste. Pour Louis Dumont, la violence du nazisme tient justement à un individualisme qui a placé en son cœur le concept de « race ». Mais avant, quelques mots sur l’organisation des Essais et la place que « La maladie totalitaire » y occupe.
Présentation
Louis Dumont est anthropologue, de l’école durkheimienne, et s’est fait connaître d’abord par des travaux portant sur l’Inde, où il a étudié en particulier les systèmes de parenté et le système des castes. Après plusieurs publications, ces travaux ont abouti dans l’opus magnum qui l’a fait connaître, Homo hierarchicus, ouvrage théorique qui part de l’étude du système des castes pour tenter de comprendre les principes généraux de la hiérarchie et le fonctionnement d’une société dite « holiste », par opposition à une société dite « individualiste » comme la nôtre. C’est par la suite qu’il fait paraître trois ouvrages complétant la série qui l’a fait connaître, soit Homo Aequalis I : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, dans lequel il étudie les sociétés individualistes occidentales, puis les Essais sur l’individualisme, et enfin Homo Aequalis II : L’idéologie allemande : France-Allemagne et retour, qui complète sa réflexion. Les travaux de Louis Dumont reposent sur l’idée que notre individualisme nous est quasiment impossible à comprendre si nous ne pouvons pas le comparer à sa contrepartie, le holisme. Ayant ainsi situé l’œuvre de Dumont, je me dois de préciser que j’ai somme toute peu lu son œuvre : trois essais (plus l’introduction), tous dans le recueil Essais sur l’individualisme.
Les Essais sur l’individualisme rendent compte de différentes études menées par Dumont à l’intérieur d’un grand projet d’étude de l’idéologie moderne, construites sur trois axes de recherches :
1. L’étude de la genèse et du développement historique de l’individualisme
2. L’étude comparative de différentes variantes de l’individualisme, en particulier la France et l’Allemagne.
3. L’étude de ce que fait l’individualisme lorsqu’il est mis en œuvre
L’étude que Louis Dumont fait de l’hitlérisme s’inscrit en particulier dans ce troisième axe de recherche, tout en devant beaucoup au second. Effectuée dans les années 1970, elle était demeurée inédite jusqu’à la publication des Essais en 1983. Dans cet essai, il s’agit d’étudier chez Hitler les éléments relevant du holisme et ceux relevant de l’individualisme et de chercher comment ils s’articulent les uns aux autres.
L’individualisme, il faut le préciser, ne concerne pas l’individu physique : celui-ci se retrouve dans toutes les cultures. Pour parler d’individualisme, l’individu doit être un être moral considéré comme indépendant, autonome et « non social ». L’individualisme est une idéologie au sein de laquelle cet individu moral est considéré comme la valeur la plus haute.
Le holisme, à l’inverse, est une culture ou une idéologie où la société est traitée comme un tout et comme la valeur suprême. (p.37)
Si Louis Dumont s’intéresse à l’hitlérisme, c’est pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est commun de définir le totalitarisme — qu’il soit fasciste ou bolchévique — comme le fait d’idéologies holistes, mettant le tout devant l’individu. Or, c’est bien dans la modernité qu’apparaissaient les totalitarismes, ce qui est curieux si l’idéologie moderne est intrinsèquement individualiste. D’autre part, on a, dit Dumont, « abusé des explications par la continuité historique » (p.153) pour rendre compte du phénomène nazi, soit qu’on trace un lien entre antijudaïsme médiéval et antisémitisme nazi, soit qu’on explique le nazisme par un pangermanisme né au début du XIXe siècle. Or, ces explications ne permettent pas d’indiquer ce qui s’est passé dans les années 1920 pour faire émerger le nazisme. Il faut donc rendre compte à la fois des continuités, mais aussi des ruptures et expliquer comment celles-ci peuvent surgir dans un monde qu’on croyait moderne et individualiste.
Les premières pages de l’essai de Dumont comportent un long préambule difficile à résumer et — du propre aveu de l’auteur — un peu trop spéculatif, sur lesquelles je passerai parce qu’il ne me semble pas nécessaire pour comprendre l’essentiel. Qu’il suffise de dire qu’en 1918, les Allemands avaient l’habitude de composer avec des logiques individualistes dans le domaine de la culture et holistes dans celui de l’État et qu’après la guerre, la question de la manière de concilier les deux n’allait plus de soi.
Dumont pose alors sa thèse sur le totalitarisme, qu’il entend vérifier par une analyse de Mein Kampf:
« J’écrivais naguère que le totalitarisme est une maladie de la société moderne qui “résulte de la tentative, dans une société où l’individualisme est profondément enraciné, et prédominant, de le subordonner à la primauté de la société comme totalité”. [italiques dans le texte] » p.163
La démarche est simple : relever d’abord les éléments holistes dans la prose hitlérienne et comment ils sont mis en œuvre, puis relever les éléments individualistes dans le même texte et enfin dégager l’interaction entre ces différents éléments. Avec les éléments holistes, il relève également les oppositions aux éléments traditionnellement associés à la modernité (économisme, égalitarisme, primat de l’homme sur la nature, notamment).
Traits holistes
Quels traits holistes Dumont inventorie-t-il ?
Premier trait holiste, la description de la « race aryenne » en revêt toutes les caractéristiques, car Hitler lui attribue à l’Aryen la capacité à faire passer son intérêt personnel au second plan par rapport à l’intérêt de la communauté. À l’opposé, il décrit la « race juive » comme foncièrement individualiste. Il y a donc une ambiguïté, puisque toute race ne serait pas « holiste », un trait rare dans les idéologies de ce type. Cela se compense d’une ambiguïté supplémentaire, puisque la « race aryenne » elle-même, divisée en quatre groupes, n’existerait que par son opposition à la « race juive ».
Second trait holiste, Hitler subordonne l’économique au politique en niant à l’économie toute autonomie.
La négation de l’égalitarisme représenterait un troisième trait, mais très ambigu. En effet, Hitler voit en l’égalitarisme une invention juive pour détruire le système politique allemand. Toutefois, il lui arrive d’emprunter au langage de l’égalité (mais au sein de la seule race supérieure) et on retrouve chez lui un certain nombre de traits empruntés à cette vision qui seront examinés plus loin.
Un trait systématiquement rencontré dans les sociétés holistes, et c’est le dernier point de cette partie de l’inventaire auquel Dumont accorde son attention, est l’admission d’une structure hiérarchique. Or, il hésite à retrouver ce trait dans Mein Kampf. Il peut sembler étrange qu’on ne voit pas de principe hiérarchique dans un régime qui a apporté autant d’importance et de révérence au chef. Cependant, au plan théorique, Dumont distingue le pouvoir de la hiérarchie proprement dite. Dans une société holiste, la hiérarchie est une valeur en soi et l’obéissance due au supérieur hiérarchique découle de cette valeur. Au contraire, chez les nazis, le chef a le pouvoir parce qu’il est considéré comme le plus fort. De plus, contrairement aux structures hiérarchiques complexes des sociétés holistes, le nazisme représente le subordonné directement soumis au chef. La masse est un agrégat d’isolats.
Traits individualistes
C’est à ce point que Dumont passe à l’analyse de l’individualisme hitlérien. Car précisément c’est dans la conception du pouvoir d’Hitler que s’exprime le plus fortement son individualisme. La valeur fondamentale, au cœur de toute la pensée du nazi, c’est la lutte de tous contre tous (p.178). Pour Dumont, il s’agit là du principe cardinal, le seul pleinement cohérent dans le comportement d’Hitler.
Autre trait individualiste, qui découle du premier, Hitler est hostile à la royauté, la noblesse et toute forme de rang héréditaire. Il y a là une forme d’égalitarisme, dans le sens d’une opposition au principe hiérarchique des sociétés d’ancien régime. Commander, pour Hitler, n’est pas une question de hiérarchie, mais de pouvoir, au sens où n’importe qui peut commander, pour peu qu’il s’impose. Hitler a également beaucoup favorisé la concurrence entre ses officiers, transposant ainsi dans leurs relations la logique de concurrence du libéralisme.
Concluant l’inventaire, Dumont souligne que toutes les ambiguïtés relevées dans les traits holistes dépistés peuvent s’expliquer par le primat de la lutte de tous contre tous, principe individualiste central. C’est même ce trait qui rend la notion de race indispensable à Hitler. En effet, chez lui le primat de cette lutte est si puissant et généralisé qu’il en devient difficile de concevoir toute collectivité fonctionnelle. « Le seul résidu [de peuple] que son [à Hitler] individualisme — caché — pouvait tolérer en matière de communauté était la “race” : les gens pensent de même, et — idéalement au moins — ils vivent ensemble parce qu’ils sont physiquement matériellement identiques. » (p.185) conclut Dumont, démontrant son interprétation d’une citation d’Hitler très éloquente.
Remarques finales
Suite à cette analyse très intéressante, Dumont ajoute un développement qui laisse sceptique, frisant la psychanalyse. Il suggère que la volonté d’Hitler d’éliminer les Juifs (qu’il décrit systématiquement, on se le rappelle, comme individualistes) serait l’expression de son désir d’éliminer l’individualisme qu’il ressentait en lui-même. Cette spéculation nous écarte, à mon avis, de l’analyse du texte.
Vient ensuite une considération, plus normative, méritant davantage d’attention : Hitler n’est pas le seul à avoir conçu les rapports humains comme étant essentiellement des rapports de pouvoir. En fait, la politologie contemporaine table beaucoup sur cette idée. Ce phénomène inquiète Dumont, car, dit-il :
« une fois de telles prémisses admises, on ne voit pas, Hitler aidant, ce qui peut empêcher celui qui en a les moyens d’exterminer qui bon lui semble, et l’horreur de la conclusion démontre la fausseté des prémisses. La réprobation universelle montre un accord sur des valeurs, et le pouvoir politique doit être subordonné aux valeurs : L’essence de la vie humaine n’est pas la lutte de tous contre tous, et la théorie politique ne peut pas être une théorie du pouvoir, mais une théorie de l’autorité légitime. » (p.186-187)
À cela, je dois admettre quelques réserves, puis une adhésion. En premier lieu, l’état de la politologie ne m’inquiète pas autant que Dumont : la politologie n’est pas censée être une discipline normative, mais analytique ; en ce sens, la légitimité est hors de son champ, sauf pour déterminer comment elle se construit. L’importance que la science politique accorde à la notion de pouvoir s’en trouve donc mise à l’écart, sauf si quelqu’un devait la retourner en notion normative. La discipline qui formule le plus de propositions normatives en matière de politique n’est pas la politologie comme telle, mais la philosophie politique. Or, en philosophie politique, les courants dominants dont j’ai connaissance ne subordonnent pas les valeurs au pouvoir. John Rawls, sans doute le plus influent, met une théorie de la justice au centre de sa réflexion, comme plusieurs philosophes politiques majeurs (Sandel, Sen, Klimlicka, et bien d’autres…). Les néo-républicains accordent davantage d’importance au pouvoir, mais c’est dans le cadre d’une réflexion portant sur la liberté. S’il y a danger, il ne me semble donc pas qu’il vienne de là.
Louis Dumont est mort, il n’a donc pas connu les récents développements inquiétants. Mais des leaders politiques obsédés à l’idée de se dire qu’ils sont toujours les meilleurs, qu’ils sont les winners et leurs adversaires des losers n’ont peut-être pas une théorie politique très articulée, mais expriment, et bon nombre de leurs supporteurs avec eux, par la dichotomie winner/loser au cœur de leur discours, la même logique de lutte de tous contre tous qui inquiétait Dumont.
Référence
[1] Louis DUMONT, Essais sur l’individualisme: une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », n˚ 230, 1991, 310 p.
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