Je prends une pause momentanément de parler du fascisme italien (j’ai encore prévu un troisième billet, un peu plus court que les précédents, pour les compléter), pour revenir sur la tripartition idéologique entre libéralisme, conservatisme, que j’avais évoqué précédemment en citant Catherine Audard. Cette fois, j’y reviendrai en reprenant la perspective de Robert A. Nisbet, un sociologue conservateur étasunien, tel qu’il l’aborde dans son ouvrage classique La tradition sociologique. Il peut sembler étrange d’aborder les grandes idéologies de l’occident moderne à partir d’un ouvrage traitant de l’origine de la sociologie. Mais la thèse défendue par Nisbet est que la sociologie est née du besoin d’expliquer et de critiquer le monde qui naissait au XIXe siècle, un monde en proie aux soubresauts de deux révolutions, l’une économie (la révolution industrielle), l’autre politique (la révolution française et plus généralement l’avènement de la démocratie). Or, c’est aussi par rapport à ces grands enjeux que se sont formées les trois grandes familles idéologiques de l’Occident contemporain.
Ramenées à leur noyau fondamental, les trois familles idéologiques pourraient être décrites ainsi :
« Si ce qui est fondamental dans le libéralisme, c’est l’émancipation de l’individu, si ce qui est essentiel dans le radicalisme c’est l’expansion du pouvoir politique au service d’une cause morale ou sociale, ce qui est au coeur du conservatisme c’est la tradition et principalement la tradition médiévale. » (p.25)
Un peu plus loin, Nisbet complète l’idée en précisant qu’au yeux des conservateurs, les choses que préserve la tradition sont les remparts contre « le chaos et l’absolutisme « . (p.25)
De ces trois idéologies, le libéralisme est celle dont Nisbet parlera le moins. En effet, si des libéraux, tels que Tocqueville, se retrouvent parmi les fondateurs de la sociologie, le libéralisme est l’idéologie qui aura prêté le moins de son imaginaire aux concepts élémentaires de la discipline. Et pour cause : les libéraux mettent au centre de leur idéologie l’autonomie de l’individu. Puisqu’ils sont la force émergente, et bientôt hégémonique, du monde moderne, c’est contre leur postulat central et ses points aveugles que se forgera la pensée sociologique. Comme dans toutes les familles idéologiques, les libéraux ne sont pas un tout homogène et on trouve des libéraux, tels ceux de Manchester, qui s’intéressent surtout à la « liberté » de l’individu dans la mesure où elle augmente la productivité industrielle et d’autres, tels que ceux de Paris, qui s’intéressent surtout à la libération des esprits contre le dogmatisme clérical (p.23.
« Mais ceci mis à part, ce qui rapproche les libéraux c’est, en premier lieu, leur acceptation des structures fondamentales de l’État et de l’économie (contrairement aux radicaux, ils ne considèrent pas que la révolution constitue la base sans laquelle l’avènement de la liberté serait impossible, même s’ils s’allient dans certains cas aux forces révolutionnaires), et en second lieu la croyance selon laquelle le progrès réside dans l’émancipation de l’esprit humain par rapport aux attaches de la religion et de la tradition. » (p.23)
Tout comme certains libéraux épousent à l’occasion les révolutions qu’ils jugent nécessaires à la liberté, ils empruntent parfois aux conservateurs leur adhésion à des institutions traditionnelles. Mais ils ne le font que dans la perspective où celles-ci permettraient à leurs yeux l’affirmation de l’individualité. Le plus souvent, cependant, la société est à leur yeux une contrainte exercée sur l’individu, les normes de celle-là les normes empêchant le plein épanouissement de celui-ci.
De son côté, le radicalisme emprunte souvent au libéralisme. Il l’accompagne dans bien des aventures, si bien qu’il apparaît parfois comme un libéralisme d’extrémistes. Mais ce serait se fourvoyer que de le réduire à cela. Nisbet exprime sa vision du radicalisme ainsi :
Si quelque chose caractérise le radicalisme du XIXe et du XXe siècle, c’est à mon avis le sentiment que le pouvoir politique peut être rédempteur si l’on s’en empare pour le purifier et en faire un usage illimité, même jusqu’à faire régner la terreur afin de réhabiliter l’homme et les institutions. À cette conception du pouvoir s’ajoute une foi presque illimitée dans la possibilité de construire un nouvel ordre social fondé sur la raison. (p.24)
Le radicalisme comme idéologie correspond à une laïcisation des idéaux révolutionnaires égalitaristes. Nisbet raconte qu’avant la fin du XVIIIe siècle, les mouvements révolutionnaires et subversifs, des Hussites aux Shakers, étaient d’inspiration religieuse et millénariste. Les radicaux tendent à être des révolutionnaires millénaristes laïcs, qui cherchent dans la politique ce que leurs prédécesseurs cherchaient dans la religion :
Avec le Jacobinisme, le Comité de Salut Public et peut-être le coup d’État du 18 Brumaire, le modèle que nous propose le radicalisme du XIXe siècle, c’est un chiliasme révolutionnaire né de la foi en la vertu du pouvoir absolu; vertu d’un pouvoir exercé non pour lui-même mais à des fins rationalistes et humanitaires, pour libérer l’homme de l’oppression et des inégalités (y compris celles qu’impose la religion) dont il est victime depuis des millénaires. (p.24)
Le conservatisme est l’idéologie qu’il décrit le plus longuement, peut-être parce qu’il s’en prend le plus proche, mais surtout parce qu’à ces yeux, c’est celle qui a fournit le plus d’éléments à l’imagination sociologique. Il ne s’agit pas de dire que les premiers sociologues étaient conservateurs, bien que certains le furent (comme Le Play), mais qu’ils empruntèrent souvent à des conservateurs des intuitions qu’ils développèrent ensuite au sein de la discipline, mais avec chacun leur propre idéologie, parfois libérale (comme Tocqueville, déjà mentionné) ou radicale (comme Marx).
Comme on l’a vu plus haut, les conservateurs mettent au coeur de l’idéologie le rapport à la tradition, rempart contre le chaos et le pouvoir absolu. Tandis que les libéraux et, dans une moindre mesure, les radicaux, sont les héritiers des Lumières, les conservateurs sont en grande partie les héritiers de leurs critiques :
Contrairement aux philosophes des Lumières, les conservateurs partent de la réalité absolue de l’ordre institutionnel tel qu’ils l’observent, d’un ordre hérité de l’histoire. Pour eux l’ordre « naturel », l’ordre révélé par la raison pure, l’ordre qui avait permis aux philosophes des Lumières de critiquer la société traditionnelle avec tant de vigueur, cet ordre n’a aucune réalité. En fait a pensée conservatrice renverse les données du problème: c’est sur la prétendue réalité, pour l’individu, de la société et des institutions traditionnelles que les conservateurs fondent leur critique des idées des Lumières sur le droit naturel, la loi naturelle et l’autonomie de la raison. (p.25)
L’inspiration généralement religieuse de cette anti-philosophie fournit les éléments d’une critique de la Raison et du Pouvoir accordés à l’Homme. Il leur semble hérétique d’ « attribuer à l’homme, individu fini, des pouvoirs et des certitudes intellectuelles n’appartenant qu’à Dieu et à la société. » On peut y avoir là les sources d’une valeur souvent mentionnée à la source du conservatisme (récupérée bien plus tardivement et de manière moins centrale dans les autres familles idéologiques, parce que rien n’est jamais hermétique dans le monde de la pensée) de « modestie épistémologique » (je reprends de mémoire une expression utilisée par le conservateur David Brookes dans cette entrevue récente).
Le conservatisme du XIXe siècle est un critique de la modernisation et des valeurs qu’elle véhicule : l’égalitarisme, la centralisation du pouvoir, la bureaucratisation, le déclin de la discipline et de l’autorité, la contestation du sacré, l’émergence de valeurs impersonnelles comme le contrat social et l’utilité publique, une vision désincarnée de la citoyenneté, la « dégradation de la culture » en raison de sa « vulgarisation », autrement dit de sa diffusion à un plus grand nombre. Également au coeur de la critique conservatrice, la contestation de l’idéologie du Progrès, qui assimile le passé au mauvais et le futur au mieux.
À mettre ces trois idéologies côte à côte, il me semble nécessaire d’ajouter une précision : ce serait une erreur de les mettre sur un axe linéaire reproduisant l’axe gauche-droite, où les radicaux seraient à gauche, les conservateurs à droite et les libéraux aux centre. J’admets que c’est tentant, car le discours dominant actuel a tendance à nous présenter les choses ainsi. Ce que nous y perdons, cependant, c’est la capacité de voir ce qui rapproche conservatisme et radicalisme. Or, ces deux familles idéologiques s’empruntent autant l’une à l’autre qu’elles empruntent au libéralisme. Plutôt qu’un axe linéaire qui les placeraient à l’opposé l’une de l’autre, il faudrait plutôt voir les trois grandes familles idéologiques comme un diagramme de Venn à trois cercles, et des zones de chevauchement communes.
Les rapprochements entre conservatisme et radicalisme, Nisbet y consacre plusieurs développements dans un chapitre différent. J’y reviendrai dans un prochain billet.