« On ne fait rien si on ne fait pas de bruit. Il faut être discuté, maltraité, soulevé par le bouillonnement des colères ennemies. »
– Émile Zola.[1]
Je fais rarement de billets sur l’actualité. Je préfère réfléchir après la bataille, quand l’émotivité est en baisse. Pas le meilleur moyen de faire du clic, je sais. Tant pis. Cependant il se trouve que depuis quelques temps je fais des lectures sur les mouvements sociaux et l’influence. J’ai noté quelques passages que j’avais envie de partager mais que je ne voyais pas encore comment rassembler. Je vois passer beaucoup de discours sur la radicalisation de l’activisme de gauche, sur les « social justice warrior » et les mouvements sociaux. L’article de Vanessa Destiné est l’une des contributions récentes les plus pertinentes à cet égard. Plusieurs de ces critiques ont percé à l’occasion de la polémique sur Släv. Or, si la critique est permise, voire espérée, je crois que les quelques notes que je prends ici aident à mettre à distance quelques facilités intellectuelles, habitudes de pensées et idées reçues sur les mouvements sociaux. Elles ne facilitent pas forcément la réflexion : elles aident plutôt à exiger davantage de soi. Commençons par une distinction utile proposée par Michel Wieviorka, un sociologue s’étant intéressé au racisme et aux mouvements sociaux. Disciple d’Alain Touraine, considéré par Noiriel comme un « intellectuel de gouvernement » de gauche[2], il n’a rien d’un radical, il adopte au contraire la posture du monsieur modéré. Voici un outil conceptuel qu’il propose pour l’analyse des mouvements sociaux :
Par ailleurs, un mouvement social possède toujours non pas une, mais deux faces, qui se présentent sous des modalités extrêmement variables d’une expérience à une autre ou, pour une même expérience, d’une période à une autre, voire d’une conjoncture à une autre. La face offensive du mouvement correspond à la capacité de l’acteur de définir un projet, une visée, une utopie, et à mettre en avant, en s’appuyant sur une identité forte, une conception alternative de la vie collective ; cette face est plus disposée à la négociation que la face défensive du mouvement, où l’acteur est d’abord soucieux de ne pas être détruit ou ravagé par la domination subie, et où il s’efforce de pouvoir exister, vivre, sauver sa peau, son intégrité morale et physique.[3]
Ce passage et les distinctions qu’il propose sont très intéressants pour éviter quelques simplifications abusives. Les critiques des mouvements sociaux radicaux insistent volontiers sur leur « agressivité » et leur volonté de transformer la société de fond en comble, sans traces de compromis. Ce faisant, il leur donne l’image d’un groupe menant une offensive généralisée. Pourtant, à lire Wieviorka, il semble plutôt que ces traits représentent, pour l’essentiel, la facette défensive du mouvement. J’ai pu parler à des activistes lucides sur leur propre radicalisation qui avancent les réactions agressives aux propos les plus modérés comme la cause principale de cette évolution. Webster s’en fait aussi l’écho lorsqu’il dit « La réaction des militants à SLĀV vient d’une accumulation. La plupart du temps, leurs arguments passent dans le beurre. » Volet défensif, donc, cherchant à préserver son intégrité morale en particulier et conscient de bénéficier de peu d’écoute.
On peut trouver dans le livre de Srdja Popovic, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes, un passage qui décrit assez bien le passage d’un mouvement social d’un mode défensif à un mode offensif. Il traite du mouvement des droits des homosexuels aux États-Unis, attribuant à Harvey Milk l’influence pivot du passage d’un stade à un autre :
Le mouvement national pour les droits des homosexuels mit quelques décennies à suivre la stratégie de Milk, mais il finit par s’y résoudre. Dans les années 1980 et 1990, la plupart de ses efforts visaient à organiser ses propres rangs comme une faction politique insulaire, et peu de gens hors de la communauté gay s’en souciaient suffisamment pour se joindre à ses marches ou soutenir ses efforts en matière de législation. Puis, le mouvement connut son « moment Milk ». Il se mit à penser non plus en termes d’absolus moraux, mais en termes de motivations individuelles. Il reconnut que la plupart des gens ne s’engagent dans un combat que lorsqu’ils s’y sentent directement impliqués. Comme l’a montré l’expérience, les problèmes des gays n’avaient pas affecté jusque-là les hétérosexuels américains de façon significative. Pour l’essentiel des Américains, les crises affectant la communauté gay — depuis l’épidémie de sida des années 1980 jusqu’aux tentatives ultérieures de mettre fin à une série de discriminations — n’étaient tout simplement pas leur affaire. La plupart des gens ne sont pas gays et ils ont bien d’autres choses à penser.
Mais tout cela changea quand le mouvement gay se mit à envisager le problème sous l’angle de ce qui pouvait faire sens pour les hétéros. Pour les amener à rejoindre sa cause, il s’ouvrit sur l’extérieur. Il se tourna vers les mères, les pères, les frères et les sœurs et les amis des gays, les invitant à venir manifester avec eux. En intégrant le grand public à sa cause, le mouvement pour les droits des homosexuels cessait d’être défini par des slogans comme « Les pédés sont là » et des parades où défilaient tous les personnages du groupe Village People avec des piercings au bout des seins. De nos jours, dans une parade gay, vous risquez surtout de trouver des pères américains d’âge moyen légèrement bedonnants, qui défilent en portant une pancarte disant qu’ils soutiennent leurs enfants et qu’ils les aiment quoiqu’il advienne. Et quand même un fervent Républicain comme Dick Cheney se déclare publiquement en faveur du mariage gay parce qu’il aime sa fille lesbienne, vous pouvez vous dire que la société est en train de changer.[4]
Il faut lire ce passage en tenant compte de qui est Popovic et de ce qu’il s’efforce de faire. Il n’est pas un spécialiste de sciences sociales qui s’efforce de comprendre comment change une société. C’est un activiste chevronné, fort de sa propre expérience, d’années de formation de militants et de lectures sur les mouvements sociaux, qui cherche à décrire les choses du point de vue des petits groupes militants isolés : que faire pour changer la société? Popovic explique qu’ils doivent construire des campagnes commençant par de petites victoires et que pour les remporter ils doivent définir des objectifs qui mettent la majorité de la population de leur côté. Cet exposé tactique est au cœur du second chapitre, dont je viens de tirer cet extrait. Popovic est un défenseur de l’activisme non violent, il insiste constamment sur le fait que la principale arme dont disposent les activistes est la force du nombre. Son exposé tend cependant à corroborer celui de Wieviorka : les mouvements « offensifs », qui partent à la conquête des gains et transforment profondément la société sont pacifiques, ils font des compromis (poser le gays comme « fille de », « frère de » etc… peut être critiqué comme une manière de ne pas leur accorder de valeur en tant qu’eux-mêmes ; mais la tactique permit d’obtenir des gains – c’est donc un compromis). Est-ce à dire que la facette défensive n’a pas lieu d’être, qu’elle est contre-productive ? Popovic semble le suggérer, mais encore une fois c’est parce que tout son projet est de proposer une stratégie pour construire un mouvement offensif, il n’a donc pas intérêt à vanter les mérites de la facette défensive. Pourtant, le passage retenu de Wieviorka invite à ne pas faire cette conclusion trop vite. Peut-on imaginer le mouvement des droits homosexuels dans sa « phase Milk » (offensive) aurait pu être efficace si, auparavant, sa phase « défensive » n’avait contribué à organiser le mouvement ? Peut-on imaginer que les arguments forgés pendant cette première phase ont pu être récupérés par les alliés du mouvement lors du passage à l’offensive, précisément parce qu’ils avaient déjà été formulés et martelés, qu’ils étaient donc plus connus qu’il n’y paraissait ?
Pour illustrer cette possibilité, passons à un autre activiste, un environnementaliste, qui est également chercheur en sciences sociales. Il s’agit du psychologue social Serge Moscovici. Comme chercheur, il s’est intéressé aux sources du changement social. Il a ainsi cherché à observer et théoriser l’influence de ce qu’il appelle les « minorités actives ». Il y a un lien évident entre ses travaux et son activisme : le chercheur en science sociale cherche dans ses travaux les outils pour imaginer une action efficace. Je reviendrai sans doute éventuellement sur ces travaux, parce qu’il y a beaucoup à en dire. Pour le moment, l’extrait que je présente provient d’une entrevue avec une revue de vulgarisation, Sciences humaines:
L’influence d’un groupe provient de ce que j’appelle le style de comportement, c’est-à-dire la manière dont ce groupe organise ses discours et ses conduites. Or, les minorités actives présentent deux caractéristiques essentielles. D’une part, elles transforment assez facilement un problème en conflit. Des minorités actives ont opéré cette transformation à propos du statut des immigrés en France, de l’avortement aux États-Unis ou de la liberté de pensée en Union soviétique. Par ailleurs, les minorités ont généralement un style de comportement résistant, en ce sens qu’elles maintiennent leurs positions sans faire de concession. Elles réunissent des gens particulièrement zélés, voire fanatiques. Cela a pour effet de créer des conflits non seulement sociaux, mais aussi psychologiques, chez les individus qui entendent ou lisent leurs arguments.
Des centaines d’expériences ont montré que les minorités sont capables de modifier les conceptions et les attitudes des gens qui n’en font pas partie. Au début, cette influence est souvent latente, c’est-à-dire que les gens changent de manière différée. Par exemple, l’influence est inexistante à la fin d’une expérience, mais se manifeste chez le sujet trois semaines après. Cela a notamment été mis en évidence au cours d’expériences classiques sur la modification de la perception des couleurs. Un autre aspect étonnant est que l’influencé change sans s’en rendre compte. L’impact de la minorité est d’autant plus important qu’il est nié.[5]
« Transformer un problème en conflit », « résister », « sans faire de concession » et « zélés, voire fanatiques » : voici réunis dans cet extrait assez de traits pour montrer que les « minorités actives » de Moscovici ont le comportement d’un mouvement social « défensif » selon Wieviorka. Or, que dit Moscovici, que ne disent pas les deux autres auteurs ? Que ce type de comportement exerce une influence différée et sur le long terme. Cette affirmation — si on souhaite la critiquer, encore faut-il le faire en s’intéressant à la méthode et aux données recueillies par le psychologue social — suggère qu’il faut manipuler avec prudence l’argument « d’effet backfire » souvent brandi contre les mouvements sociaux : que leur comportement aliène le public et nuit à la cause. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’effet backfire, comme me l’a demandé un ami à qui j’ai soumis cet extrait ? Sans doute pas, car l’influence identifiée par Moscovici n’est pas un effet immédiat et il n’est pas exclu qu’un effet backfire existe à court terme. Par ailleurs, le passage des petits groupes étudiés par la psychologie sociale aux grands groupes des débats sociaux pose toujours problème. Il n’est pas exclu que l’influence exercée par les minorités actives ne se concrétise vraiment que lors du passage en mode offensif et inclusif, selon le souhait de Popovic. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de brandir l’argument d’une simple nuisance, car il y a de fortes présomptions que ces mouvements, pour bruyants et désagréables qu’ils puissent paraître, exercent bel et bien une influence et, par conséquent, que leur comportement n’a rien de contre-productif. Moscovici reprochait déjà, dans les années 1980, au mouvement écologiste d’avoir cessé de se comporter en minorité et d’en avoir perdu sa vitalité. La politique « offensive » comporte donc des risques, même si elle a ses promesses tout à fait démontrées par le livre de Popovic.
Notons cependant que le comportement d’influence indiqué par Moscovici est un comportement allant du groupe minoritaire vers l’extérieur et que Wieviorka souligne le besoin de solidarité dans la survie. Cela amène à reconsidérer les comportements de l’article de Vanessa Destiné mentionné en début de billet : ils ne sont pas tant inquiétants, me semble-t-il, tant qu’ils se dirigent vers l’extérieur que lorsque les activistes se les adressent entre eux, menaçant leur cohésion interne. Enfin, le passage à l’offensive implique un travail de dédiabolisation des gens de la minorité. Ils ont un certain pouvoir sur la chose, mais pas un pouvoir absolu. Reste, n’en déplaise à certains, une responsabilité de la majorité de se mettre à l’écoute.
[1] Cité dans Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme en France, XIXe-XXe siècle : discours publics, humiliations privées [2007], Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2014, p. 253.
[2] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, p. 195.
[3] Michel WIEVIORKA, « Après les nouveaux mouvements sociaux », in Neuf leçons de sociologie, Paris, Fayard, 2010, p. 138‑139.
[4] Srdja POPOVIC, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes, 2015, p. 45.
[5] Serge MOSCOVICI et Jacques LECOMTE, « « L’influence n’est pas la manipulation ». Entretien avec Serge Moscovici [1994] », in Le Pouvoir. Des rapports individuels aux relations internationales, Paris, Sciences Humaines, 2002, p. 93.
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Modifications:
Une semaine après la mise en ligne initiale de ce billet, j’ai ajouté la citation d’Émile Zola qui figure maintenant en exergue.