J’ai déjà signalé l’intérêt que j’ai trouvé, en lisant Noiriel, dans les emprunts qu’il proposait de faire à la figure de « l’ironiste libéral » pour réfléchir sur la transformation de celle de « l’intellectuel spécifique ». « L’ironiste libéral » est un personnage idéal dont Noiriel a trouvé le portrait en lisant les ouvrages de Richard Rorty. Or, je n’avais pas lu ces ouvrages. Je ne les ai d’ailleurs toujours pas lu, excepté l’introduction de Contingence, ironie et solidarité. C’est toutefois suffisant pour trouver le passage où Rorty définit lui-même l’ironiste libéral.
Ce livre essaie de montrer à quoi ressemblent les choses si nous renonçons à l’exigence d’une théorie qui unifie le public et le privé pour nous contenter de juger des exigences également valables, quoiqu’à jamais incommensurables. Il esquisse un personnage que j’appelle “l’ironiste libéral”. J’emprunte ma définition du “libéral” à Judith Shklar, pour qui les libéraux sont ceux qui pensent que la cruauté est la pire chose que nous puissions faire. J’emploie “ironiste” pour désigner le genre de personne qui regarde en face la contingence de ses croyances et désirs centraux : quelqu’un qui est suffisamment historiciste et nominaliste pour avoir abandonné l’idée que ces croyances et désirs centraux renvoient à quelque chose qui échapperait au temps et au hasard. Les ironistes libéraux sont ces gens qui rangent parmi les désirs infondables leur propre espoir que la souffrance sera réduite, que l’humiliation d’êtres humains par d’autres êtres humains peut cesser.
Pour les ironistes libéraux, la question “Pourquoi n’être pas cruel?” n’admet pas de réponse : autrement dit, il n’y a pas de fondement théorique non-circulaire à la conviction que la cruauté est chose horrible. Pas plus qu’il n’y a de réponse à la question, “Comment décidez-vous quand lutter contre l’injustice et quand vous consacrer à des projets privés d’autocréation?”
Après tout le billet consacré aux analyses de Noiriel sur l’ironisme, ceci n’en ajoute pas tant. Néanmoins, cette citation précise un peu celle que Noiriel rapportait. Pour ce dernier, l’ironie se rapportait surtout au regard sur soi, d’où la confusion qui a suivi la première publication de mon billet et m’a obligé à préciser qu’il s’agissait d’ironie appliquée à soi-même. Ici, la notion d’ironie semble moins s’appliquer à soi-même qu’au caractère socialement formé des « croyances et désirs centraux ». Certes, intégrer cette dimension à ses analyses oblige l’intellectuel conséquent à s’y intégrer lui-même. Mais cela ne semble pas être le point de départ de Rorty. J’en saurai plus en poursuivant ma lecture.
Bibliographie
La référence que j’aurais dû lire et n’ai pas lue avant d’écrire ce billet :
Je devrais peut-être encore dire Contingence, ironie et solidarité!
Mais je vais y aller plutôt pour SHKLAR, Judith, « The Liberalism of Fear », 1989. Voir ici.
En attendant de la lire, j’ai écouté cette introduction sur France Culture.