Sur les relations entre Carolingiens et Omeyyades

Philippe Senac est l’un des quelques spécialistes du Haut Moyen Âge à étudier les relations entre états chrétiens et musulmans. Il a écrit, entres autres, sur la formation du royaume d’Aragon, les relations diplomatiques de Charlemagne avec les états musulmans, la représentation des musulmans chez les chrétiens avant le Xe siècle et une biographie d’Al-Mansûr. En 2015, il a fait paraître le livre Charlemagne et Mahomet. En Espagne (VIIIe-IXe siècles) dans lequel il fait une synthèse des relations entre le monde carolingien et les musulmans d’Al-Andalus. Dans le présent billet, je synthétiserai les conclusions qu’il tire de son étude.

La première conclusion concerne la chronologie des affrontements militaires et des contacts diplomatiques. Elle se dessine en trois périodes:

  1. Entre les premiers raids arabes à franchir les Pyrénées (difficiles à dater, mais dans doute dans les années précédant la prise de Narbonne vers 719 ou 720 ) et la fin du règne de Pépin le Bref (768), les combats affectent directement la Gaule. Pendant la plus grande partie de la période, les combats furent entrepris non par les pouvoirs centraux, mais par des pouvoirs périphériques, des nobles ou des gouverneurs régionaux. C’est lorsque que les dynasties, carolingienne d’un côté, omeyyade de l’autre, affermissent leur pouvoir sur leurs territoires respectifs que les États proprement dits entrent réellement en contact.
  1. Le règne de Charlemagne (768-814) porte le combat en Espagne. Il joue d’abord sur les alliances avec les rebelles pour se ménager l’occasions d’incursions qui lui permettront de faire la conquête d’un mince territoire, la Marche d’Espagne. Puis, alors que la puissance de l’émir Omeyyade se renforce et que celle du Carolingien s’essouffle, il s’efforce d’opérer un rapprochement diplomatique avec l’émir de Cordoue.
  1. La troisième époque couvre les règnes de Louis le Pieux et Charles le Chauve (donc 814-877), « pendant laquelle l’agressivité franque fléchit peu à peu » . Commencée en réalité pendant les dernières années du règne de Charlemagne, cette période connaît une évolution inverse à celle qui mène de la première à la seconde: c’est l’affaiblissement du pouvoir central carolingien qui mène à une réduction des affrontements et des contacts diplomatiques, puis à une régionalisation des contacts.

La deuxième conclusion concerne la structure du champ géopolitique international. La dynamique d’affrontements ou de rapprochements entre Carolingiens et Omeyyades dépend en grande partie des évolutions, à l’est, de l’Empire byzantin et du Califat Abbasside.

Dans cette dynamique des quatre puissances, c’étaient les Abbassides, avec lesquels les Carolingiens ne partageaient aucune frontière, qui formaient les alliés les plus logiques et les plus fiables. Les tensions avec les Byzantins en Italie et les affrontements avec les Omeyyades en Espagne avaient incité Pépin le Bref à rechercher l’alliance abbasside. En revanche, quand Charlemagne trouva un terrain d’entente avec les Byzantins et fit une trève avec les Omeyyades, les liens diplomatiques entre les Francs et le Califat de Bagdad se sont atténués, pour reprendre lorsque Byzantins et Omeyyades se sont alliés contre les Abbassides .

La troisième conclusion, qui découle largement ce ce qui précède, touche à l’absence de pertinence du concept de « civilisation » pour comprendre cette période.

Les intermédiaires servant à la plupart des contacts diplomatiques entre les puissances sont difficiles à identifier. Il y a une part, dans nos connaissances sur ceux-ci, de spéculation et de généralisation à partir du faible nombre sur lesquels nous avons quelques informations. Sénac suggère que les Omeyyades ont dû se reposer sur des émissaires mozarabes et les Carolingiens sur des Juifs. Peut-être parce que ces intermédiaires ont eu l’effet d’un écran, la connaissance de la culture et de la religion de l’autre était superficielle dans les contacts diplomatiques. Quoiqu’il en soit, « la lutte menée contre ces ennemis ne fut jamais en ce temps un conflit dirigé contre l’Islam. Les adversaires des premiers Carolingiens étaient des ennemis qu’il convenait de combattre mais non des « musulmans » tant l’information et les croyances de l’autre demeurait indigente [sic], à peine réservée à quelques hommes d’Église » . L’auteur souligne, comme d’autres auteurs – ce constat rejoint celui de Maxime Rodinson pour cette période, dont j’ai parlé dans ce précédent billet – que les Francs n’ont sans doute pas vu de différence fondamentale entre différents envahisseurs, qu’ils soient « Sarrasins », Avars ou « Vikings ». « De même que le roi Rodéric en 711, Charles Martel quelque vingt ans plus tard n’avait sans doute pas conscience de s’opposer aux tenants d’une autre religion monothéiste, et il en fut sans doute de même pour Charlemagne lorsque celui-ci s’avançait en 778 en direction de Saragosse » .

Ce n’est que plus tard, ajoute l’auteur dans ses dernières lignes, que le conflit prit une teinte religieuse. L’auteur suggère que « il n’est pas exclu que […] les appels répétés du pape Jean VIII à Charles le Chauve pour défendre la papauté contre les Sarrasins, jouèrent un rôle important dans le développement de l’idée de guerre sainte… » . Cette hypothèse situe le basculement du conflit à une époque antérieure à celle suggérée par Rodinson . J’inclinerais personnellement davantage à suivre ce dernier dans sa chronologie, mais celle de Sénac mérite certainement enquête également.

Bibliographie

RODINSON, Maxime. La fascination de l’islam. La Découverte / Poche. Paris, 2003.
SÉNAC, Philippe. Charlemagne et Mahomet: en Espagne, VIIIe-IXe siècles. Paris: Gallimard, 2015.

Rodinson – Les étapes du regard occidental sur le monde musulman (5-8)

Comme je l’ai indiqué dans le billet de la semaine dernière, je reviens souvent sur ce texte de Maxime Rodinson sur les « Étapes du regard occidental sur le monde musulman ». Le texte retrace huit « étapes » (je n’aime pas le mot, auquel je préférerais « période », qui suggère moins l’idée d’une progression). J’avais résumé les quatre première dans le précédent billet. Voici les quatre suivantes. Elles sont marquées par la naissance de l’orientalisme, à partir de la Renaissance.

5.Naissance de l’orientalisme

Les projets polémiques ont donné lieu à des projets érudits. Sur ce point, Rodinson affirme une certaine confiance dans la nature même de l’érudition, qui « tend d’elle-même à une certaine objectivité. […] L’érudition tend toujours à rechercher la vérité pour elle-même » . Quelques centres d’étude de la langue arabe naissent, en particulier à Rome, en raison des projets pontificaux de réunir les chrétiens de Syrie et Palestine à l’Église catholique. En France, l’un des pionniers est Guillaume Postel, humaniste mystique, qui rassemble une collection de manuscrits de langue arabe et fait progresser l’étude de l’arabe. L’un de ses disciples, Joseph Scaliger, se distingue en étant l’un des premiers à faire progresser l’étude des langues orientales sans inféoder son étude à un projet missionnaire.  À partir de la fin du XVIe siècle, des imprimeries en arabe permettent une diffusion d’une certaine importance des études de langue arabe, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne .

L’émergence, à partir de la fin du XVIe siècle, de l’État moderne, a permit l’émergence de structures de réflexions et d’une lente tendance à la spécialisation de la recherche. Aux côtés des motivations religieuses, les États (Angleterre, France, Provinces-Unis) favorisaient l’étude des langues orientales dans le but de développer le commerce avec ces régions. D’autres étudaient l’Empire ottoman, encore menaçant, pour des motifs militaires. La spécialisation des recherches qui se développa tranquillement vers le début du XVIIe siècle s’accompagnait de la création d’outils linguistiques spécialisés, notamment de grammaires, de dictionnaires et de traductions. D’après Rodinson, « [d]ésormais, le monde musulman n’apparaît plus comme le domaine de l’Antéchrist, mais essentiellement comme le lieu d’une civilisation exotique, pittoresque, vivant dans une atmosphère fabuleuse peuplée de génies capricieux, bons ou mauvais, enchantant un public qui a eu tellement de goût pour les contes de fée européens » . C’est dans cet atmosphère, à laquelle il contribua significativement, qu’Antoine Galland publia, pour la première fois et non sans plusieurs trahisons de l’original, sa traduction des Mille et Une Nuit (1704-1717).

6.L’âge des Lumières

Si l’époque précédente avait rompu avec une approche strictement polémique et apologétique de l’islam, l’âge des Lumière franchit une étape supplémentaire vers « l’objectivité », d’après Rodinson, en raison de l’anticléricalisme des philosophes. Des thèmes de réflexion sur le monde musulman offrent davantage de points positifs. À partir du XVIIe siècle, par exemple, celui de la « tolérance turque » devient fréquente chez des auteurs chrétiens confrontés au spectacle des guerres de religion . Beaucoup voient l’islam comme une religion moins contraignante, plus simple et raisonnable. Chez les spécialistes, des progrès notables sont également accomplis, comme la parution d’une traduction annotée du Coran, celle de George Sale . Pour Rodinson, « le XVIIIe siècle regarda vraiment l’Orient musulman avec des yeux fraternels et compréhensifs » . Les philosophes des Lumières étaient susceptibles de relativiser les reproches faits au monde musulman en montrant que les mêmes reproches pouvaient être adressés aux chrétiens ou qu’un système politique autoritaire comme celui des ottomans pouvait être expliqué par des causes autres que religieuses (géographiques, chez Montesquieu). Les ambassadeurs établis à Istanbul envoyaient par ailleurs des informations précises. La femme de l’un d’entre eux, Lady Montagu, fournit les premières observations des harems turcs qui ne relèvent pas du fantasme ou du moralisme . D’autres récits de voyage, effectués par des observateurs à l’esprit scientifique, nourrissent les descriptions du monde musulman, en particulier le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney (1787). Cependant, ces ouvrages d’observations précises servent aussi les entreprises impériales des puissances occidentales . Par ailleurs, aux côtés de ces observateurs positivistes, une littérature exotisante et fantastique, « pré-romantique », se développe dans la foulée de l’oeuvre d’Antoine Gallant .

7.Le XIXe siècle: exotisme, impérialisme, spécialisation

Les trois tendances du XIXe siècle, exprimées dans le titre de section, sont contradictoires, mais complémentaires. La sensibilité occidentale connaît une évolution qui l’amène à exacerber le goût de l’exotique. La recherche de l’exotisme, qui va de pair avec le romantisme qui se développe à l’époque, prend appui sur la représentation merveilleuse de l’Orient qui avait commencé à se développer au siècle précédent pour trouver l’expression la plus haute de la différence avec l’Occident. Cette « mode orientale » relance par ailleurs les études orientalistes. Malgré l’interaction entre l’orientalisme artistique, exotisant, et l’orientalisme savant, ce dernier a tenu à marquer sa différence en développant un soucis scrupuleux de la preuve. Le grand initiateur de l’orientalisme en France, Sylvestre de Sacy, « imposa au monde européen des spécialistes cette ascèse rigoureuse à laquelle son jansénisme l’avait préparé » . Les savants du XIXe siècle ont également achevé la rupture de l’étude des langues orientales et de la théologie . Pour Rodinson, « [c]e recours à l’objectivité, au travail ingrat du spécialiste était dans la ligne des tendances profondes d’une époque tournée vers l’organisation de la recherche scientifique en profondeur, dans une société où le capitalisme animait un développement industriel sans précédent » . Dans la foulée, de nombreux centres d’études orientales sont donc nés. C’est ce mouvement qui donne corps à l’idée qu’existe une discipline particulière dédiée à l’étude des pays d’orients, « l’orientalisme ». Reste la troisième tendance du XIXe siècle qui a été évoquée dans le titre: l’impérialisme. Le XIXe siècle est le grand siècle du colonialisme européen et de la compétition entre les empires européens. Le déclin de l’empire ottoman, depuis le XVIIIe siècle, pose la question de la répartition de ses possessions entre les empires qui lorgnent vers celle-ci: c’est la « Question d’Orient ». Les pays musulmans tombent progressivement sous le contrôle des européens, parfois directement par la conquête militaire, comme l’Algérie, ou d’abord par le contrôle économique. Leur faiblesse militaire face aux européens permet aux artistes d’imaginer la « barbarie » des musulmans sur le mode de l’exotisme, sans la craindre. La notion qu’existent des « civilisations » dotées d’essences distinctes naît de ce rapport de force. L’essentialisme de l’époque est alimenté par les théories raciales de l’anthropologie physique, les théories linguistiques qui identifient langue et mentalité et l’histoire des religions qui suppose une réalité immuable à celles-ci. La connaissance, souvent vulgarisée et sans nuance, de ces théories par les orientalistes orientent leur lecture des textes. Mais l’évolutionnisme et l’impérialisme en amènent aussi quelques-uns à concevoir ces sociétés, non pas comme figées, mais comme des entités à « régénérer » par l’adoption du modèle européen .

8.L’ébranlement de l’européocentrisme

Pour Rodinson, les débuts de l’ébranlement de l’européocentrisme doivent être situés lors de la guerre de 1914-1918. L’intensité et la barbarie de la guerre ont créé des failles (à défaut d’une destruction immédiate), dans la certitude de la supériorité de la civilisation européenne sur les autres. Plusieurs révoltes et mouvements nationalistes hors d’Occident ont également ébréché le mythe de l’invincibilité occidentale. Face à cette configuration, plusieurs réactions sont observables: la réaffirmation effrayée du racisme face à un monde menaçant l’Occident; l’anticolonialisme; l’exotisme colonial, regard affectueux pour la différence étrangère qui amène à figer les différences et les traditions en appuyant les groupes les plus conservateurs des sociétés colonisées; l’ésotérisme qui cherche dans l’Orient musulman (soufi), hindouiste ou bouddhiste des sources de sagesse. Du côté de l’Union soviétique et des marxistes, l’islam n’apparaît que comme une religion comme les autres, aliénant le peuple et devant par conséquent être éradiquée.  Du côté de l’anticolonialisme de gauche, l’universalisme tendra cependant vers une reconnaissance ou même une exaltation des spécificités. Pour les versants chrétiens de la gauche, la progression de l’athéisme fait voir les autres religions comme des soeurs en spiritualité et des alliées potentielles, les différences étant considérées comme secondaire. Ce sera également la posture oecuménique du Concile de Vatican II . Face à ces tendances, subsistent bien sûr des tendances opposées, parfois intégristes, souvent attachées à défendre la supériorité occidentale.

Pour les évolutions dans le monde savant, Rodinson note d’abord la volonté de dépasser les méthodes strictement philologiques qui avaient constitué l’écrasante majorité de l’activité des orientalistes du XIXe siècle. De ce fait, l’orientalisme tend à éclater en diverses disciplines étudiant le monde musulman sous des aspects divers (histoire, démographie, sociologie, science des religions, économie, etc.). Par ailleurs, les spécialistes occidentaux nouent davantage de liens avec des spécialistes musulmans, par ailleurs encore trop peu nombreux. Autre tendance, la diversification des intérêts, des régions et des époques délaissés par les orientalistes du XIXe siècle faisant l’objet d’études plus nombreuses. Cette diversification des intérêts tient en grande partie à l’influence des nouvelles disciplines intégrées à l’étude des mondes « orientaux », qui apportent avec elles leurs problématisations du monde. L’ébranlement, ici, est celui de l’hégémonie de la philologie. C’est ce sur quoi conclut Rodinson.

Bibliographie

RODINSON, Maxime. La fascination de l’islam. La Découverte / Poche. Paris, 2003.

Rodinson – Les étapes du regard occidental sur le monde musulman (1-4)

J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ailleurs, le texte dont il sera question ici est l’un de ceux auxquels je reviens régulièrement quand je travaille sur les représentations de l’islam chez les chrétiens . Il a été publié dans une compilation de trois grands articles intitulée La fascination de l’islam . J’ai voulu donner ici un résumé de son approche. Trois grands traits la caractérisent: la volonté d’examiner les causes sociopolitiques transformant le regard, celle d’examiner différents types de regards selon les secteurs de la société et la volonté de ne pas circonscrire l’enquête à une époque particulière. Au chapitre des principaux défauts, je signalerai ce qui me semble un biais objectiviste, qui entraîne le second défaut, une tendance (pas trop prononcée mais perceptible) à l’évolutionnisme. Je résumerai le texte section par section. Pour garder un résumé avec un nombre raisonnable de détails, j’exposerai le tout en deux billets, portant chacun sur quatre des « étapes » traitées par Rodinson. Celui d’aujourd’hui ira du Moyen Âge au XVIIe siècle.

1.Le Moyen Âge: deux univers en lutte

Aux premiers siècles d’existence de l’islam, les références, chez les chroniqueurs européens, aux « Sarrasins » étaient dispersées et suggéraient des invasions barbares parmi plusieurs autres. La liaison entre les différents peuples musulmans n’était pas claire pour les chroniqueurs. De même, ils ne furent pas perçu sous la forme d’un danger religieux et étaient vu comme des « barbares » « païens » comme les autres, aux côtés des Avars et des Vikings.

Ce n’est qu’à partir du XIe siècle que cette situation a changé. En effet, à cette époque, les autres « barbares » étaient vaincus ou convertis au christianisme. Par ailleurs, le XIe siècle européen connaît à la fois une fragmentation politique et une recomposition de l’Église chrétienne, sous l’effet de la croissance clunisienne et de la réforme grégorienne. Pour Rodinson, c’est parce que l’Église a représenté, à cette époque, la seule force unificatrice qu’une définition religieuse de l’ennemi s’est imposée .  Or, la poussée du féodalisme européen s’est traduite par ailleurs par des conquêtes chrétiennes en Espagne et en Syrie-Palestine. Cela forgea deux types d’images de l’islam: l’une, exacte et nuancée, resta confinée au sein des chancelleries; l’autre, bien plus diffusée, montrait de l’islam une image détestable tout en alimentant le goût du public pour le merveilleux . Ce sont les années 1100 à 1140 qui furent les plus prolifiques en écriture sur ces thèmes.

Aux côtés des connaissances diplomatiques et de la représentation diabolisante de l’islam, une troisième forme d’attitude envers le monde musulman s’est forgée au niveau des transferts culturels et scientifiques. Non seulement les intellectuels se sont intéressés aux écrits de grands penseurs musulmans, mais encore « par la force des choses, on finissait par apprendre quelque chose sur le véhicule musulman de ce savoir. […] Il était inévitable que des connaissances plus exactes sur cet univers se diffusent par ce canal » . L’image des mondes musulmans comme paradis des philosophes qui s’est forgée à partir de la réception d’Avicenne, d’Averroès et d’autres fut conciliée avec celle de l’infamie de l’islam en imaginant que les philosophes musulmans se moquaient secrètement du Coran .

Influencée par ce dernier courant, la polémique évolua en cherchant à fonder ses attaques contre l’islam sur une connaissance plus ou moins directe de celui-ci. L’entreprise la plus emblématique de ce phénomène fut celle de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui se rendit à Tolède pour faire traduire le Coran et quelques autres textes en latin. Ce dernier ne se faisait guère d’illusions sur sa capacité à convertir les musulmans. Il cherchait plutôt à éviter des conversions du christianisme à l’islam. Il qualifiait ainsi son travail « d’arme défensive »(cité par ).  Il existe, enfin, deux autres domaines où les contacts entre chrétiens et musulmans ont pu faire surgir de l’estime des seconds chez les premiers: le commerce, d’abord, et la guerre, les chevaliers chrétiens admirant souvent des adversaires de valeur, comme Saladin.

2. Croissance et déclin d’une vision moins polémique

Ce dernier mouvement prit de l’ampleur au moment où commençaient à se former des monarchies plus fortes, souvent en conflit avec la papauté, qui elle, connaissait un relatif déclin. « Les discordances internes gagnaient peu à peu, au détriment de l’unité idéologique, qui se réduisait très lentement au pur domaine du spirituel » . Pour les monarques en ascension, combattre leurs rivaux pour affermir leur position importait davantage que la croisade. Ce contexte laissait davantage de place pour des représentions chevaleresques des « Sarrasins » dans les chansons de geste, des projets de missions pacifiques (Lulle, Bacon) ou des alliances ponctuelles entre des monarques chrétiens et musulmans. Toutefois, la nuance laissera rapidement place à l’indifférence, les Européens ne se sentant plus menacés d’un point de vue culturel ou militaire . Puis, la culture médiévale ayant progressivement assimilé l’oeuvre des savants musulmans, les humanistes de la Renaissance mépriseront volontiers ces derniers .

3.La coexistence rapprochée: l’ennemi devient un partenaire

Pour Rodinson, cette période d’indifférence hautaine s’est terminée avec l’émergence de l’Empire ottoman. Chez les théologiens religieux, celui-ci s’est traduit par une nouvelle vague de traités sur l’islam, partagés entre un courant hostile, à la médiévale, et un courant dit « compréhensif », dont les figures les plus éminentes furent Juan de Segovia et Nicolas de Cues. Mais Rodinson s’attarde surtout sur l’insertion de la puissance ottomane dans le jeu d’alliance des puissances européennes, d’abord en Italie, puis le reste de l’Europe. Conséquences logique de ces liens diplomatiques – ainsi que de la naissance d’une conception moderne de la diplomatie dans la foulée des guerres d’Italie à la fin du XVe siècle et au début du XVIe -, des ambassades permanentes entre les Ottomans et les européens ont commencés à se créer à cette époque.

4.De la coexistence à l’objectivité

La tendance aux alliances, les ambassades et le commerce avec les Turcs avaient fait naître une curiosité – qui ne relevait pas encore de l’exotisme – envers les moeurs des pays musulmans, de plus en plus représentés au théâtre. Rodinson montre avec quelques exemples que nombre de dramaturge on tenté, en se fondant sur des récits de voyageurs, d’être aussi exacts que possible dans la manière dont ils représentaient les Turcs. Mais malgré ce souci, ils ne parvinrent pas encore à se dégager de leur ethnocentrisme et de leur tendance à déformer le portrait.

C’est à partir de ces tendances qu’allait naître l’orientalisme qui allait, assez lentement, se développer pour atteindre son apogée au XIXe siècle. On le verra dans les cinq étapes suivantes, qui seront traitées dans le prochain billet.

Bibliographie

RODINSON, Maxime. La fascination de l’islam. La Découverte / Poche. Paris, 2003.