Éphialte, démocrate assassiné (3) – Plutarque

Antiphon est sans doute notre source la plus proche chronologiquement d’Éphialte, mais, comme on l’a vu, son intérêt est assez limité, se contentant d’évoquer le caractère irrésolu du meurtre du radical démocrate. Après la Constitution d’Athènes, la principale source, ou plus exactement la plus détaillée, reste Plutarque. C’est une source fréquente en histoire de l’antiquité, mais toujours délicate d’interprétation. Plutarque se voyait davantage comme un moraliste qu’un historien et cette préoccupation peut tinter sa méthodologie. Par ailleurs, il vit à une époque éloignée des faits dont il traite, il ne peut par conséquent pas être considéré comme une source de première main. Cependant, il a eu accès à des sources aujourd’hui perdues et, en ce sens, il doit être considéré comme une source qu’on ne peut ignorer malgré les inconvénients qui l’accompagnent. Reste qu’il est toujours difficile de savoir à quel point on peut s’y fier.

Il est remarquable que Plutarque ne consacre aucune biographie à Éphialte, alors qu’il en consacre aux deux autres grandes figures démocrates qui lui sont contemporaines, Thémistocle et Périclès, ainsi qu’à l’un de ses principaux adversaires, l’aristocrate Cimon. On peut attribuer cette absence à plusieurs causes : Plutarque peut n’avoir pas trouvé de Romain avec lequel il voulait appareiller Éphialte, il peut aussi avoir été confronté (comme nous), à la faible quantité de sources sur Éphialte et décidé qu’il ne valait pas qu’on lui consacre un biographie à part entière, ou il peut avoir partagé des sensibilités voulant minimiser sa présence dans l’histoire.

C’est par conséquent non dans une biographie qui lui est consacré en propre, mais dans les biographies de Périclès et de Cimon, principalement (étrangement, pas dans la vie de Thémistocle), qu’il évoque Éphialte.

Dans la biographie de Périclès, il évoque la réforme de l’Aréopage en ces termes :

Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine1, suivant le mot de Critolaüs. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon, versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles. (Vie de Périclès)

Puis à nouveau dans ce passage :

Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; […] (Vie de Périclès)

Puis il évoque l’assassinat d’Éphialte dans un troisième passage, propre à alimenter les spéculations sur l’auteur réel du meurtre :

Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée{31} contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement. (Vie de Périclès)

Il y a enfin une dernière évocation dans une énumération :

Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide.

Dans la biographie de Cimon, une première mention le présente en adversaire de Cimon et en incorruptible :

On a calomnié cette bienfaisance ; on l’a représentée comme une flatterie de Cimon pour gagner la multitude ; mais il ne faut, pour confondre ses détracteurs, que considérer le reste de la conduite de Cimon. Il tenait pour l’aristocratie, et pour les institutions laconiennes. On le vit bien lorsqu’il se joignit à Aristide contre Thémistocle, qui élevait beaucoup trop haut la puissance populaire, et plus tard quand il se déclara ouvertement contre Éphialte, lequel, pour complaire au peuple, voulait abolir l’Aréopage. Quoiqu’il vît tous les hommes d’État de son temps, excepté Aristide et Éphialte, s’enrichir aux dépens du trésor public, il se montra, dans tous ses actes politiques, incorruptible, pur même de tout présent, et persévéra toute sa vie à faire et à dire gratuitement, honorablement, tout ce que commandaient les circonstances. (Vie de Cimon)

La réforme de l’Aréopage est à nouveau évoquée :

Tous ses actes politiques, tant qu’il fut présent dans Athènes, tendirent à réprimer, à contenir le peuple, qui mettait aux nobles le pied sur la gorge, et tâchait d’attirer à soi tout le pouvoir du gouvernement ; mais il eut à peine repris le commandement de la flotte que la multitude, délivrée de tout frein, changea l’ancien ordre de choses, et renversa les lois et les coutumes antiques. Éphialte, à la tête de ce parti, et soutenu par Périclès qui commençait à jouir d’une haute influence, et qui s’était déclaré pour la cause populaire, ôta au Sénat de l’Aréopage la plus grande partie des causes dont la connaissance lui était attribuée, se rendit maître des tribunaux, et jeta la ville dans une pure démocratie. Cimon, à son retour, s’indigna de voir ainsi avilir la dignité du Sénat ; il mit tout en œuvre pour le remettre en possession des jugements, et pour raviver le gouvernement aristocratique, tel que l’avait institué Clisthène. (Vie de Cimon)

Ce passage contient un détail noté par plusieurs historiens, qui signale que la réforme de l’Aréopage aurait eu lieu alors qu’une armée menée par le chef de file de la faction aristocratique aurait été loin de la cité.
Un élément de politique différent de la réforme de l’Aréopage apparaît dans un dernier passage de la biographie de Cimon. Éphialte incarne ici le parti démocratique, opposé à Sparte, alors que Cimon incarne la tendance aristocratique, qui est plus favorable à la cité rivale :

Les Lacédémoniens envoient donc Périclidas à Athènes pour demander du secours. C’est lui qu’Aristophane représente, dans la comédie, assis devant les autels, tout pâle, vêtu de pourpre et sollicitant une armée. Éphialte s’y opposait, protestant qu’on ne devait pas les secourir, et relever une ville rivale d’Athènes ; qu’il fallait la laisser ensevelie sous ses ruines, et fouler aux pieds l’orgueil de Sparte. Mais Cimon, au rapport de Critias, préférant l’intérêt des Lacédémoniens à l’agrandissement de sa patrie, détermina le peuple à leur venir en aide, et sortit avec un corps nombreux de troupes. Ion rapporte le mot de Cimon qui fit particulièrement impression sur les Athéniens : « Ne laissons pas, aurait-il dit, la Grèce devenir boiteuse, et n’ôtons pas à Athènes un contre-poids nécessaire. » (Vie de Cimon)

Enfin, voici un passage rare où Éphialte apparaît comme une figure militaire (mais s’agit-il du même Éphialte?) dans la flotte.

Ce grand échec rabaissa si fort l’orgueil du roi [de Perse], qu’il conclut ce traité de paix si célèbre, par lequel il s’engageait à tenir toujours son armée de terre éloignée des mers de Grèce de la course d’un cheval, et à ne jamais naviguer avec de grands vaisseaux ou des galères à proues d’airain entre les roches Cyanées et les îles Chélidoniennes. Néanmoins Callisthène prétend que ces conditions ne furent point stipulées avec le Barbare, et qu’il les exécuta lui-même par l’effet de la terreur dont l’avaient frappé ses défaites ; que depuis il se tint si loin de la Grèce, que Périclès, avec cinquante vaisseaux, et Éphialte, seulement avec trente, poussèrent jusqu’au delà des îles Chélidoniennes, sans avoir rencontré une seule voile de la flotte des Barbares. Mais la copie du traité, qui se trouve dans le recueil de décrets publié par Cratère, contient ces dispositions. (Vie de Cimon)

Voilà qui conclut le tour des sources principales qui nous font connaître Éphialte. Plutarque ajoute assez peu à la matière, qui demeure articulée autour de deux éléments : Éphialte réforma l’Aréopage et fut assassiné. Pour ajouter à la matière, il s’agirait maintenant de procéder par l’étude du contexte et par des recoupements sur des sujets connexes. Mais nous dépassons alors le cadre de ce billet, déjà long.

 

Notes

1La trirème de Salamine était un navire sacré qui n’était utilisé que pour des cérémonies ou des missions d’importance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salaminienne .

Dominique Cardon sur la protection de la vie privée

Dans un nouveau billet hors de mon calendrier normal (j’essaie de publier aux deux semaines, on verra si j’y arrive), je reviens avec une longue citation de Dominique Cardon, toujours issue de Culture numérique.

Schéma de la surveillance panoptique, repris depuis https://fr.wikipedia.org/wiki/Panoptique

J’ai repensé à cette citation alors que j’ai  pris connaissance de la décision de Apple, pour satisfaire le gouvernement britannique, de retirer le chiffrement de bout en bout de leur cloud. C’est à mon sens une décision dangereuse et impardonnable, surtout à une époque où l’autoritarisme est en croissance partout dans le monde.
Je ne vais pas repasser sur toute l’analyse de Cardon sur l’enjeu, mais essentiellement citer un long passage de la conclusion du chapitre qu’il consacre à la surveillance numérique. Après avoir rappelé que nous percevons de plus en plus la vie privée comme une valeur individuelle, il écrit ceci:

Nous sommes désormais placés dans des situations où nous devons faire un arbitrage individuel entre le droit à la vie privée et d’autres principes: la sécurité des citoyens au nom de laquelle s’exerce la surveillance étatique (« Après tout, je n’ai rien à me reprocher »); l’efficacité du service rendu au nom duquel les plateformes aspirent nos traces de navigation (« Je sais que… mais c’est tellement pratique »); la liberté d’expression au nom de laquelle nous livrons à d’autres des informations qui peuvent ensuite nous nuire (« On ne va pas me faire taire, je n’ai pas peur d’exprimer mes opinions »). Chacune de ces justifications dispose d’une forte légitimité, renforcée par les attentes individualistes d’autonomie, d’efficacité et de sécurité de chacun. Pour aborder différemment le sujet de la surveillance, il paraît nécessaire de cesser dépenser individuellement la vie privée, de cesser de la considérer comme un arbitrage que chacun serait amené à faire. Nous devons plutôt y réfléchir comme à un droit collectif par lequel, même si nous n’avons rien à cacher, il est aussi dans l’intérêt de tous de vivre dans une société où certains – journalistes, militants, ONG – puissent avoir des choses à cacher. Une société qui accepte de sacrifier une petite part de l’utilité du service rendu et dans laquelle il soit possible de ne pas tout dire, de garder des jardins secrets. Si l’individualisation a permis aux logiques de surveillance de s’installer, ils nous faut, pour opposer des limites à ce processus, imaginer des réponses plus collectives. (p.417-418)

Identité et visibilité: typologie des réseaux sociaux

Ces derniers temps, on a vu un nouveau soubresaut de migrations vers des réseaux sociaux ouverts, principalement dû à la prise de pouvoir de Trump, le constat que Musk a fait de X une plate-forme de propagande d’extrême-droite et de voir les magnats de la tech, incluant Zuckerberg, faire l’éloge de Donald Trump. Ces événements on coïncidé avec le lancement de Bluesky, clone de Twitter, vers lequel on migré nombre d’usagers de X et, dans une certaine mesure, Facebook, bien que les plates-formes ne se correspondent pas. Il a également été encouragé par des initiatives visant à encourager un internet plus libre, tel que FreeOurFeeds, qui disent à raison qu’on ne peut plus laisser les milliardaires contrôler nos espaces numériques.

Mon but ici n’est pas de parler de Bluesky ou de Mastodon, ni des protocoles qui permettent de rendre ces plates-formes ouvertes et libres – par opposition aux mondes clos des plates-formes privatives comme X ou Facebook. Ni même de parler de FreeOurFeeds (mais allez les voir!). Il s’agit surtout pour moi d’apporter un outil utile à certaines discussion qui se tiennent en marge de ces migrations. On constate en effet l’insatisfaction commune des usagers de Facebook lorsqu’ils migrent vers des plate-formes comme Bluesky. J’ai déjà dit ailleurs que je ne suis pas un grand fan d’une approche de création de nouveaux réseaux sociaux en « clonant » les fonctionnalités de ceux qui existent. Par contre, je crois qu’on peut analyser de manière plus générale les réseaux pour étoffer l’offre intelligemment. Pour cela, une bonne typologie des réseaux sociaux peut être utile. Je souhaiterais présenter ici celle de Dominique Cardon, sociologue du numérique, qu’on trouve dans son livre Culture numérique, adaptation écrite d’un MOOC de Science Po. Je souhaiterais également faire connaître un peu ce chercheur, qui, je trouve, fournit souvent des outils conceptuels à la fois simples et féconds pour penser notre monde.

La typologique des réseaux sociaux de Dominique Cardon est esquissée aux pages 152 à 162 de son livre. Elle se construit au croisement de deux variables: la première variable dépend de l’identité des internautes. La seconde variable est construite sur le degré de visibilité des réseaux

L’identité est elle-même construite sur un plan à deux axes: le premier axe va d’une identité construite sur des traits identifiables – ce « qu’est » la personne – à une identité construite sur ce qu’elle « fait » (p.154-155). Le second axe va d’une identité « réelle », qui correspond à ce qu’on est pour ceux qui nous connaissent, à une identité « projetée », qui correspond à ce qu’on cherche à être aux yeux du public des réseaux. En résulte quatre quadrants où on classe l’identité (cf. plus bas). Chaque cadran représente un « idéal-type » et il faut se rappeler que les réseaux sociaux qui s’y situent admettent des déviations:

  • Le premier cadran, en haut (identité réelle) à gauche (être) est celui de l’identité civile, où l’usager revêt ce qu’on connaît de lui hors du monde virtuel, dans des formes vérifiables et mesurables: nom, sexe, âge, diplôme, statut matrimonial, photo relativement cadrée.
  • Le second cadran, en bas (identité projetée) à gauche (être), est celui de l’identité dite « narrative », centrée sur l’individu et ce qu’il est, mais dans des dimensions racontée: humeur, humour, anecdotes. La photo est moins cadrée, davantage située dans une action. Elle « raconte une histoire ».
  • Le troisième cadran, en haut (identité réelle) à droite (faire) est celui de « l’identité agissante ». On produit des choses , photos, textes ou vidéos, correspondant à une identité réelle ou quasi: ce que j’aime, ce que je fais, les causes dans lesquelles je m’implique.
  • Enfin, dans le quatrième et dernier cadran, , en bas (identité projetée) à droite (faire), on parle d’une « identité virtuelle ». On produit des choses, et notamment on se produit soi-même, sous la forme d’une identité qui peut être complètement alternative à notre identité civile, sous la forme d’un avatar.

C’est sur ces quatre quadrants que viennent se placer une typologie des réseaux sociaux. On pourrait dire que chacun des quatre types de réseaux est centré sur un type d’identité. En réalité, cette description est trop simplistes. Les types de réseaux sociaux correspondent plutôt à un diagramme de Venn avec des zones de chevauchements et il arrive souvent qu’un type déborde son « cadran naturel ». Je reproduis ici approximativement le diagramme avec Paint (pourquoi comme ça? parce que c’est rapide et parce que c’est drôle).

Il faut se rappeler que cette typologie est un outil de compréhension qu’il convient d’utiliser avec souplesse, pas un formulaire où il faut tout faire entrer dans les bonnes cases. Comme on l’a dit plus haut, les réseaux introduisent une variable supplémentaire, celle de la gestion de la visibilité.

  • Centrée sur l’identité civile, on trouve principalement la catégorie des réseaux en « paravent ». On y affiche une identité très réaliste, mais derrière une barrière que les autres usagers doivent franchir pour accéder à notre identité. « La rencontre est un processus de dévoilement dont a plateforme organise les étapes, invitant les internautes à négocier entre eux avant de consentir à révéler des traits plus narratifs de leur identité. » (p.157) L’exemple paradigmatique du réseau en paravent est le site de rencontre amoureuse. Comme le suggère cette citation, les sites en paravent, s’ils sont concentrés principalement sur l’identité civile, débordent plus ou moins légèrement sur l’identité narrative. Les réseaux en paravent, c’est « se cacher pour se voir ».
  • Dans l’identité narrative (principalement, chevauchant également les cadrans voisins) principalement l’identité civile et l’identité virtuelle, moins le cadran opposé de l’identité agissante, se trouvent les réseaux dits « en clair-obscur ». Du point de vue de Cardon, c’est la famille la plus importante – mais il conviendrait à mon avis de nuancer ce point. Typiquement, ces réseaux sont ceux où les utilisateurs exposent le plus leur vie personnelle. Mais puisque cela relève de l’intimité, ils ne souhaitent pas forcément que cela soit vu de tous, ou de l’ensemble de leur réseau. Les plates-formes offrent aux utilisateurs les moyens de régler la visibilité de ce qu’ils y affichent, des fonctionnalités que les utilisateurs et utilisatrices apprendront à utiliser à des degrés de compétence variables. Facebook est l’archétype de ce type de réseau. Toutefois, il faut noter (Cardon ne le fait pas) que Facebook, au fil du développement de ses fonctionnalités, s’est efforcé d’intégrer la plupart des modes d’usages. Si le tout est plaqué sur ce qui est, historiquement, un réseau en clair-obscur, Facebook ne peut, à mon avis, y être réduit. Les réseaux en clair-obscur, c’est « se montrer tout en se cachant ».
  • Dans l’identité agissante et débordant les cadrans voisins se trouvent l’autre grande famille de réseaux, les réseaux « phares » – peut-être, à mon avis, en voie de supplanter les réseaux en clair-obscur comme principale famille. Les phares sont des lieux où les usagers s’exposent à tous. Historiquement, le format apparaît avec MySpace, comme un hack de Friendster, une plate-forme en clair-obscur, pour en retirer les limitations de visibilité. Les utilisateurs se sont emparés de ces plates-formes comme des moyens de diffusion de leur production, ou de découverte; MySpace est ainsi devenu un haut lieu de découverte musicale, avant de sombrer dans l’oubli. Twitter et YouTube sont sans doute les plus notables réseaux phares. Alors que dans les réseaux en clair-obscur les utilisateurs se connectent entre eux principalement parce qu’ils se connaissent, dans les réseaux phares, ils se connectent entre eux principalement parce qu’ils partagent les mêmes intérêts. Les réseaux phare, c’est « tout montrer et tout voir ».
  • Enfin, dans l’identité virtuelle, on trouve les jeux multijoueurs (World of Warcraft par exemple) et les mondes virtuels (Second Life ou un éventuel métavers). Ces identités sont publiques, mais elles sont façonnées au point de souvent dissimuler l’identité réelle, les utilisateurs se faisant connaître à travers leurs avatars. Les mondes virtuels, c’est « se voir, mais caché ».

J’ai trouvé cette typologie intéressante, non pour nécessairement tout classifier, mais pour éclairer une variété d’usages des réseaux sociaux, les rapports utilisés entre eux et les utilisateurs et utilisatrices et certaines contraintes que cela engendre. La typologie peut soutenir une réflexion sur l’écosystème des plates-formes en termes de concurrence ou de complémentarité, ou en termes de rôles dans la sociabilité. Par exemple, on peut noter actuellement que, tandis que le réseau social le plus importants en nombre d’utilisateurs (Facebook) s’est construit à partir d’un noyau en clair-obscur pour ensuite étendre ses fonctionnalités au-delà, la plupart des alternatives libres de réseaux social semblent plutôt proposer des réseaux phares, qui servent à diffuser et comportent moins de fonctionnalités permettant de choisir ses publics.

C’est aussi un exemple d’une réflexion qui fournit des outils d’analyse assez durables. Même si le livre de Dominique Cardon est paru en 2019 et que le monde numérique a beaucoup évolué depuis, je crois que les axes et enjeux présentés conservent toute leur pertinence et peuvent toujours soutenir une réflexion valable sur l’espace numérique.

Six mythes sur la notion de propagande

On aura sans doute remarqué que les derniers billets portaient surtout sur l’histoire antique. Je suis en effet entré dans une longue passe d’intérêt pour cette période. Mais ceux qui me connaissent savent que j’ai toujours plusieurs lectures en cours en parallèle sur plusieurs sujets différents.

Un ouvrage que j’ai commencé il y a quelques temps est le livre de David Colon, Propagande, la manipulation des masses dans le monde contemporain.

Je n’en suis qu’à la moitié et il n’est pas certain que je souhaite en faire un compte-rendu complet à la fin de la lecture. Néanmoins, l’introduction du livre constitue un texte ayant un intérêt en propre et pourrait très bien être lue à part. Il s’agit pour lui de passer en revue un ensemble de lieux communs sur le thème de la propagande. Vu l’intérêt que présente cette critique des idées reçues, il m’a semblé qu’il valait la peine d’en faire ici un résumé.

Premier et principal lieu commun, on a tendance à associer la propagande aux régimes autoritaires. Au contraire, pour Colon, « la propagande est fille de la démocratie », car la démocratie, en étendant la participation politique, crée un besoin accru chez les dirigeants de diffuser des mythes, des idéologies et l’encadrement des masses.

La seconde idée reçue consiste à dire que la propagande est avant tout politique. En reprenant Jacques Ellul et en évoquant Gramsci, Colon rappelle qu’au-delà de la propagande politique, on peut également évoquer une « propagande sociologique » définie, selon Ellul, comme « l’ensemble des manifestations par lesquelles une société […] tente d’intégrer en elle le maximum d’individus, d’unifier les comportements de ses membres selon un modèle, de diffuser son style de vie à l’extérieur d’elle-même et par là de s’imposer à d’autres groupes » (p.14). Propagande politique et propagande sociologique sont cependant liés, car la seconde tend à fournir le contexte et le matériaux qui permettra à la première de se déployer.

La troisième idée reçue serait de de supposer que le propagandiste cherche à modifier les opinions du public cible. En réalité, la propagande cherche davantage à conforter des opinions préexistantes ou à les récupérer pour servir une fin donnée qu’elle ne cherche à convaincre. Par ailleurs, il s’agit souvent de détourner l’attention, de faire diversion, ou de taire quelque chose. Enfin, le propagandiste est moins souvent intéressé par la croyance de sa cible que par son action (voter dans le bon sens, acheter un produit) ou son inaction (démobiliser ou décourager un militant opposé). Dans cette perspective, faire changer les opinions de la population est parfaitement secondaire.

Quatrième idée reçue, la propagande aurait essentiellement recours au mensonge. Or, elle est en réalité beaucoup plus efficace quand elle a recours à la vérité. Vérité partielle, énoncée de manière orientée, accompagnée d’une interprétations fallacieuse, mais vérité néanmoins. « Croire que la propagande n’est que mensonge, » signale-t-il, « expose au risque, face à une vérité de fait, d’être plus facilement enclin à croire dans l’interprétation fallacieuse qui en est donnée. » (p.16).

Cinquième idée reçue, l’idée que la propagande « serait un mal en soi ». À cela, Colon propose deux réponses. D’une part, qu’il y a un continuum entre une « propagande blanche » (ouvertement assumée et honnête sur ses finalités) et une « propagande noire » (secrète et manipulatrice) qu’il faut juger en fonction de leur positionnement. D’autre part, que tout dépend de l’objet de la propagande et du public ciblé – encore que je ne suis pas certain d’être d’accord avec ce dernier point.

Enfin, la sixième et dernière idée reçue serait que la propagande touche en particulier les gens des classes les moins instruites. En réalité, ce serait plutôt l’inverse, pour plusieurs raisons. D’abord parce que les individus les plus instruits sont également les plus exposés aux différents canaux de diffusion de la propagande. Ensuite, parce que qu’un individu est plus sensible à la propagande quand ses besoins de base sont remplis et quand il a par ailleurs un ensemble de référents culturels lui permettant de comprendre ceux utilisés par les propagandistes. Enfin, parce que la propagande répond à un besoin des gens instruits : « plus l’individu instruit et informé réalise la complexité du monde qui l’entoure, plus il accède à une information riche et variée,et plus il a besoin d’un cadre explicatif simple. » (p.17-18)

La liste et l’argumentation de Colon peut être soumise à discussion, j’y apporterais volontiers quelques nuances moi-même sur certains points, mais elle me paraît digne d’intérêt et d’être partagée.

Jolene, le pouvoir sans rival

  Je me suis surpris à beaucoup penser à Jolene ces derniers jours. Et puis à l’écouter. Je parle bien sûr de la chanson de Dolly Parton. J’ai écouté plusieurs interprétations, elles sont variables en qualité. C’est une chanson populaire, donc les versions sont nombreuses et beaucoup veulent surtout montrer leur maîtrise vocale en oubliant ce qu’évoquent les paroles. Jolene est une de ces chansons où la théâtralité est importante. Les meilleures interprètes y mettent un accent de supplication, qui ajoute toujours un je-ne-sais-quoi de poignant.
Jolene me fascine depuis longtemps. Elle donne à entendre quelque chose qu’on entend rarement ailleurs dans notre musique. Je suppose qu’il y a plusieurs manières de l’écouter. J’ignore combien de gens y entendent ce que j’entends, moi. Ce n’est pas l’histoire d’amour qui m’intéresse, pas la beauté du personnage éponyme, pas la rivalité des femmes de l’histoire (mais peut-on appeler ça une rivalité?). Pour moi, Jolene raconte le désespoir de celles et ceux qui se retrouvent du mauvais côté d’un rapport de force complètement déséquilibré. Dans le conflit qui l’oppose à Jolene, la narratrice a perdu d’avance, elle n’a aucun atout. Elle en est littéralement rendu à supplier Jolene de lui laisser le peu qu’elle a.
Car Jolene a tout, elle peut tout prendre à son gré. Dira-t-on que la narratrice, à l’opposé, n’a rien? non, en réalité, c’est pire: elle a peu. Cette nuance est importante. Pour le bonheur de quelqu’un, avoir peu est mieux que de ne rien avoir. Mais en termes de rapport de force, avoir peu est plus grave que de ne rien avoir, car celle qui n’a rien n’a rien à perdre.
Voilà donc le drame de la narratrice: elle a quelque chose à perdre, quelque chose dont elle fait dépendre son bonheur. Dans la chanson, c’est un homme dont elle est amoureuse, ce qui peut légitimement faire l’objet d’une critique féministe – mais pour moi, l’homme ne compte pas vraiment, c’est ce que les scénaristes appellent un MacGuffin, un prétexte vide pour raconter l’histoire qui importe vraiment. L’objet du conflit pourrait être n’importe quoi d’autre: l’important est que la narratrice en fait dépendre son bonheur et peut en être privée par Jolene à tout moment. On peut en dire de même de la « beauté » de Jolene: on peut lire ce trait simplement comme un prétexte pour parler de la disproportion du rapport de force. Ce pourrait être un paysan sans défense face à un pillard, ou face à l’impôt abusif d’un seigneur rapace. Ce pourrait être un petit pays mal armé face à un envahisseur tout puissant. Un enfant faiblard face au bully dans la court d’école. Un artiste volé face à une armée d’avocats.
De Jolene, justement, nous ne savons rien, sinon que sa beauté – lire son pouvoir – est sans rivale. On ne sait pas si elle désire vraiment l’objet du conflit, ni si c’est une bonne personne. Est-elle froide et cruelle, ou bien empathique? On ne connaîtra jamais sa décision non plus, après que la narratrice lui ait adressé sa supplique. L’entendra-t-elle? sera-t-elle magnanime ou impitoyable?
J’ai le sentiment que ne pas le savoir met l’accent, précisément, sur le plus important. Toute la chanson est concentrée sur un seul moment, l’émotion et les enjeux dont il est chargé. À ce moment précis, on ne peut pas savoir comment Jolene réagira, mais qu’importe: ce que la narratrice ressent est bien réel et aura existé, peu importe le verdict qu’on lui adressera par la suite. C’est à ce moment précis, et non au moment où la décision est rendue, que la cruauté de leur inégalité est la plus fortement ressentie.
Depuis longtemps Jolene me fascine parce que j’entends peu ce type de situation, ce type de souffrance, être dépeint ailleurs. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre ces situations, ces sentiments, ces souffrances. Bien que nous vivions dans des sociétés globalement inégalitaires, nous avons un imaginaire profondément égalitaire, nous aimons nier, au moins en imagination, les rapports de force déséquilibrés. Sauf si c’est pour montrer la victoire de David contre Goliath. Dans notre imaginaire, le petit ne supplie jamais, il se bat et il gagne. Nous avons, avec raison, fabriqué des contre-pouvoirs institutionnels et politiques pour éviter de nous retrouver face à Jolene et d’avoir à la supplier. Avec raison, nous refusons de faire face à ce pouvoir sans rival et comptons sur nos garde-fous pour nous en protéger… quitte, avec le temps, à oublier qu’il pourrait exister. Nous célébrons ceux qui partent de tout en bas pour parvenir au sommet, nous valorisons l’empowerment. À tel point que nous le donnons en exemple comme s’il suffisait qu’il soit vu pour qu’il bénéficie à tous. Les faibles, c’est leur faute, on leur a donné assez d’exemples de personnes fortes, ils n’avaient qu’à les imiter. Et cependant les inégalités croissent, les contre-pouvoirs tombent les uns après les autres et l’empowerment ne sait plus à quoi se raccrocher.
Depuis longtemps j’écoute Jolene parce que j’entends dans cette supplique la souffrance des faibles et l’injustice du rapport de force. Et je l’écoute souvent ces derniers jours, en pensant aux gens effrayés qui, si tombent les derniers contre-pouvoirs, en seront réduits à espérer la clémence des puissants emportés par leur folie.

Éphialte, démocrate assassiné (2) – Antiphon

Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode 

Musée du Louvres, via wikicommons et philo-lettres.fr

Dionysos et les Heures, Ordre, Justice et Paix. (via wikicommons et philo-lettres

 Le précédent billet était centré sur un extrait de la Constitution d’Athènes. En plus d’être l’une des plus détaillées, cette source est aussi l’une de celles située chronologiquement la plus proche des événements parmi celles à notre disposition. Mais il en existe au moins une qui soit encore plus près chronologiquement de l’événement, un passage dans une plaidoirie d’Antiphon intitulée Sur le meurtre d’Hérode. Pour l’ordre de grandeur chronologique, Antiphon meurt, condamné à boire la ciguë, en l’an 410 avant Jésus-Christ. La Constitution d’Athènes a été rédigée vers les années 320 avant Jésus-Christ.

Antiphon de Rhamnonte était un rhéteur. On dit souvent « orateur », mais en réalité, Antiphon, bien qu’actif dans la vie politique athénienne, s’est rarement exprimé devant un public, si on en croit Thucydide (VIII, 68). Sa rhétorique est connue par les discours modèles qu’il a rédigé et par des plaidoiries qu’il a écrit pour des clients à l’occasion de procès. Sur le meurtre d’Hérode est l’une de ces plaidoiries. Dans ce texte, un homme accusé d’avoir tué un dénommé Hérode, un compagnon de voyage, s’efforce de se défendre devant un tribunal athénien, en attaquant la légalité des procédures intentées contre lui, en minant la crédibilité des témoignages à son encontre, en montrant que les circonstances du meurtre devraient faire douter qu’il ait pu le perpétrer et en s’efforçant de convaincre les juges qu’il n’avait aucun mobile pour le commettre. Comment dans un tel texte en vient-il à évoquer Éphialte?

Du 64e paragraphe au 71e, l’accusé aborde un point épineux de l’affaire : le corps d’Hérode n’a pas été retrouvé et les circonstances du meurtre n’ont pas été résolues. La plaidoirie présente les choses comme si c’est parce qu’il est l’une dernières personnes à avoir fréquenté la victime que les soupçons se portent sur lui. En somme, l’accusé est le seul suspect. Il se met alors en devoir d’indiquer qu’un innocent ne peut pas éclairer un crime qu’il n’a pas commis (64 à 68), puis rappelle des affaires passées où « tantôt la victime, tantôt le meurtrier, n’ont pas été retrouvés » et que des erreurs judiciaires peuvent se produire, qui ont des conséquences irréversibles. Deux exemples sont donnés, le premier d’entre eux étant le meurtre d’Éphialte :

Voici l’extrait en anglais, disponible sur internet :

[68] For instance, the murderers of one of your own citizens, Ephialtes, have remained undiscovered to this day; it would have been unfair to his companions to require them to conjecture who his assassins were under pain of being held guilty of the murder themselves. Moreover, the murderers of Ephialtes made no attempt to get rid of the body, for fear of the accompanying risk of publicity—unlike myself, who, we are told, took no one into my confidence when planning the crime, but then sought help for the removal of the corpse.

La source est maigre, d’autant qu’Éphialte n’en est pas le sujet. On l’utilise tout au plus comme une comparaison de circonstance. Mais en histoire lorsque les sources sont rares, on prend tout ce qu’on peut et il est remarquable que, alors que dans la Constitution d’Athènes le meurtrier est nommé (Aristodikos de Tanagra), Antiphon déclare qu’il est inconnu. On peut évoquer l’hypothèse que le meurtre ait été éclairci après le procès pour lequel Antiphon écrivait, mais l’hypothèse est peu convaincantes pour différentes raisons. Parmi elles, on se contentera de deux (quitte à y revenir dans un autre billet) : d’abord, les auteurs postérieurs à la Constitution d’Athènes ne reprennent pas unanimement l’identité proposée par la Constitution; ensuite, vu le temps écoulé (Éphialte est mort vers 461 avant J-C), il est peu probable qu’au moment où Antiphon écrivait, on cherchait encore activement à découvrir le meurtrier.
Les historiennes et les historiens ayant traité le sujet ont plutôt tendance à évoquer deux traditions historiographiques parallèles, l’une affirmant que le meurtrier était inconnu, l’autre attribuant le meurtre à un obscur individu. Antiphon initierait la première, la Constitution des Athéniens la seconde. Nicole Loraux y voit la marque d’un oubli ayant marqué la mémoire d’Éphialte dans la mémoire des athéniens, quoique les aristocrates en auraient gardé un certain souvenir. Antiphon, selon Loraux, serait « au début de la chaîne des oublis » et elle le décrit comme « un oligarque qui protège les siens »1. Oligarque, Antiphon l’est certainement, car plus tard il sera le maître d’oeuvre de l’un de ces renversements de la démocratie athénienne qui traverse l’histoire tumultueuse de cette cité (voir l’épisode des Quatre-Cents). Mais il s’agit ici surtout de protéger son client, donc de convaincre un jury composé en grande partie de citoyens athéniens démocrates. Quand il prétend que l’assassin est inconnu, il faut que cette version puisse être acceptée par cet auditoire.
La mention d’Éphialte dans Sur le meurtre d’Hérode pose surtout un problème, soit la contradiction entre cette source et l’autre qui nomme spécifiquement un meurtrier. Qui faut-il croire? comment trancher? J’aurai l’occasion de revenir sur cette question si je poursuis cette série jusqu’où je l’imagine. Pour le moment, il suffira de noter que ces deux versions existent et persisteront dans les traditions historiographiques. Quatre siècles plus tard, Diodore de Sicile se fera écho de cette tradition, cette « chaîne des oublis » en vertu duquel on nous dit que le meurtrier d’Éphialte est inconnu:

Pendant ces événements, à Athènes, Éphialte, fils de Sophonidès, qui flattait le peuple, excita la foule contre les membres de l’Aréopage et il la persuada de voter un décret qui réduisait les prérogatives de ce Conseil et abolissait les fameuses règles ancestrales. Mais il n’évita pas le châtiment mérité pour avoir perpétré de si graves atteinte aux lois : une nuit, il fut assassiné dans des conditions restées obscures. (livre 11, 77-6 – j’utilise l’édition des Belles Lettres)2

 

Notes

1LORAUX, La cité divisée, 71.

2On le trouvera en suivant ce lien.

Éphialte, démocrate assassiné (1) – La Constitution d’Athènes

Manuscrit de la Constitution d’Athènes, repris de wikipédia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Constitution_des_Ath%C3%A9niens_(Aristote)

Il y a très longtemps que je n’ai pas blogué. C’est sur une impulsion que je retrouve mes vieux brouillons et me décide à en publier un en ce début d’année 2025. Le présent billet est le premier d’une série que j’avais commencé à préparer sur Éphialte. Avec un peu de chance, je poursuivrai cette série, puisque j’ai quelques brouillons assez complets. Pas de promesses: j’ai assez démontré que l’écriture n’est plus dans mes habitudes, malheureusement. Mais avec un peu de chance, cette reprise m’en redonnera le goût et m’aidera à retrouver ces habitudes qui me manquent.

Avez-vous déjà entendu parler d’Éphialte? En potassant la bibliographie sur la démocratie athénienne, je suis retombé sur ce personnage peu connu à plusieurs reprises. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir rencontré lors de mes cours sur l’histoire de l’antiquité, au cégep ou au bac. C’est pourtant un personnage dont l’action est situé à un moment charnière de l’évolution démocratique athénienne. Lorsqu’on fait l’histoire de la mise en place des institutions démocratiques de la cité, on évoque généralement une série de réformateurs : Dracon, Solon, Clisthène (dans cet ordre). On brandit ensuite le personnage de Périclès pour évoquer le sommet de la puissance et de la démocratie athénienne. Et occasionnellement, celui de Démosthène, au siècle suivant, pour évoquer les derniers feux face à l’expansion macédonienne. Le plus grand ouvrage sur la démocratie athénienne, écrit par l’historien danois Mogens Hansen situe l’essentiel de son analyse à l’époque de Démosthène, pour laquelle on dispose de davantage de sources que pour celle de Périclès.

Pour se situer dans ce schéma, Éphialte se situe juste avant Périclès, dont il fut, peut-être, le mentor.

Ce que je voulais faire pour le blogue était un passage en revue des sources les plus importantes sur le personnage, tout particulièrement celles qui sont le plus citées par les historiens.nes qui abordent le sujet, puis de faire un commentaire plus général. Mais je tombais dans un trou sans fond où je trouvais toujours un petit détail à ajouter, alors j’ai décidé de faire un billet qui serait plutôt une compilation des extraits de sources où est mentionné Éphialte, quitte à revenir faire un commentaire appuyé sur des historiennes et des historiens plus tard. Puis, constatant que la compilation des extraits faisait plusieurs pages de long, j’ai enfin décidé que cette compilation serait elle-même découpée en plusieurs billets.

La Constitution d’Athènes

La principale source se trouve dans la Constitution d’Athènes, attribuée à Aristote, mais sans doute en réalité rédigée par l’un de ses disciples. Le chapitre 25 est entièrement consacré à son action réformatrice :

Pendant dix-sept ans après les guerres médiques (479 – 462 a. C. n.), le gouvernement resta sous la direction de l’Aréopage, bien que déclinant peu à peu. Comme la foule augmentait, Éphialte, fils de Sophonidès, qui paraissait incorruptible et pourvu d’esprit de civisme, devint chef du parti démocratique et s’attaqua au Conseil de l’Aréopage. Tout d’abord il fit disparaître beaucoup d’Aréopagites en leur intentant des procès au sujet de leur administration. Puis sous l’archontat de Conon, il enleva au Conseil toutes les fonctions surajoutées qui lui donnaient la garde de la constitution, et il les remit, les unes aux Cinq Cents, les autres au peuple et aux tribunaux. Il eut pour cela l’aide de Thémistocle qui faisait partie de l’Aréopage, mais qui allait être jugé pour intelligences avec les Mèdes. Thémistocle qui voulait la ruine du Conseil, dit à Éphialte que le Conseil allait l’arrêter, et aux Aréopagites qu’il leur montrerait des gens réunis pour renverser la constitution. Il conduisit les délégués du Conseil à l’endroit où se trouvait Éphialte, pour leur montrer les gens réunis, et il leur parla avec animation. Épouvanté à cette vue, Éphialte s’assit, vêtu seulement de sa tunique, sur l’autel. Comme tous s’étonnaient de ce qui se passait et que le Conseil des Cinq Cents s’était réuni sur ces entrefaites, Éphialte et Thémistocle accusèrent les Aréopagites et firent de même devant le peuple jusqu’à ce qu’ils leur eussent enlevé leur pouvoir. Et [passage perdu, traitant peut-être du sort de Thémistocle] Éphialte aussi disparut eu peu après, tué dans un guet-apens par Aristodikos de Tanagra. (Constitution d’Athènes, XXV)

Pour l’essentiel, ce passage est la source la plus détaillée qu’on possède sur Éphialte. Autant dire qu’on n’a pas grand-chose. De ce personnage, on retient essentiellement deux choses : d’une part, qu’il fut un adversaire de l’Aréopage, tribunal à tendance aristocratique, dont il réduisit considérablement les pouvoirs avec l’aide de Thémistocle; d’autre part, qu’il fut assassiné.

Plus loin dans la Constitution d’Athènes, on voit un passage qui pourrait suggérer qu’Éphialte n’avait pas des origines sociales chez les humbles; après la mort de Périclès, au moment où Cléon prend le leadership des démocrates, l’auteur écrit:

 C’est qu’alors pour la première fois le parti démocratique prit un chef qui n’avait pas bonne réputation parmi les honnêtes gens; auparavant, c’étaient toujours les honnêtes gens qui dirigeaient le peuple. (Constitution d’Athènes, XXVIII)

S’ensuit une énumération des meneurs démocratiques, où on trouve Éphialte. Cléon serait le premier meneur démocratique qui n’était pas parmi les « honnêtes gens ». L’expression est ambiguë et délicate à interpréter. Doit-on comprendre ce terme comme désignant la vertu, ou l’origine sociale? Ce n’est pas moi, qui ne connaît pas le grec ancien et ne peut donc retourner à la source, qui suit le mieux placer pour en juger. On pourrait légitimement opter pour la première interprétation, en argumentant qu’un peu plus loin l’auteur insiste sur les comportements indignes de Cléon à la tribune (crier, injurier, se débrailler), contre « l’attitude correcte » des précédents orateurs. J’incline  cependant, sans en être certain, vers la seconde interprétation, car il est présenté en opposition avec le « peuple »). Sachant que la Constitution d’Athènes est connu pour son biais aristocratique et que, dans la liste des meneurs démocratiques, il prend régulièrement la peine de souligner les origines nobles de ces derniers, cela me paraît une hypothèse raisonnable. Quoiqu’il en soit, on ne peut trancher de manière décisive.

Cette collecte dans la Constitution d’Athènes peut paraître bien maigre, mais c’est bel et bien le passage le plus détaillé et fiable qu’on ait sur cet obscur meneur démocratique que fut Éphialte. D’autre sources chronologiquement proches des événements manquent de détails et d’autres relativement détaillées sont bien plus tardives et probablement dépendantes de la Constitution d’Athènes. Nous y reviendrons dans les prochains billets.

Edit 24-03-2025: En poursuivant sur le sujet, je me rends compte que j’ai négligé deux autres mentions d’Éphialte dans la Constitution d’Athènes. Je les avais déjà vu bien sûr, mais ils m’ont semblé négligeables sur le coup, alors que devant une telle minceur de documentation il vaut mieux ne rien laisser de côté. Je dois donc combler la lacune. Les deux passages en question se trouvent plus loin dans le texte et se réfèrent à Éphialte comme l’auteur de réformes.
Le premier explique les modifications apportées aux institutions au début de la Tyrannie des Trente:

Au début ils étaient modérés à l’égard des citoyens et feignaient d’appliquer la constitution des ancêtres; ils enlevèrent de l’Aréopage les lois d’Éphialte et d’Archestratos concernant les Aréopagites, et celles des ordonnances (thesmos) de Solon qui provoquaient des discussions, ainsi que le pouvoir de décision souveraine qu’avaient les juges; ils prétendaient redresser ainsi la constitution et la soustraire aux discussions.Par exemple, en ce qui concerne les donations, ils rendirent chacun absolument libre de donner à qui il voudrait et enlevèrent les entraves mises à ce droit: « excepté en état de folie ou de sénilité ou sous l’influence d’une femme », cela afin d’enlever tout moyen d’action aux sycophantes. Et pour le reste, ils agissaient de même. (Constitution d’Athènes, XXXV)

Ce passage introduit un nouveau personnage, Archestratos, auprès d’Éphialte, insiste à nouveau sur l’impact des lois d’Éphialte sur l’Aréopage et précise un certain nombre d’enjeux chers aux aristocrates – libre usage de leur argent en politique, limitation de la liberté de parole et de l’influence des juges – où ils se trouvaient contrecarrés par les lois de Solon (largement antérieur) et Éphialte et ses alliés.

L’autre passage négligé se trouve dans le résumé de la partie historique. L’auteur y fait une liste des modifications à la constitution qu’Athènes a connu au cours de son histoire. Parmi celles-ci:

La septième, qui lui succéda, fut celle qu’Aristide indiqua et qu’Éphialte réalisa en affaiblissant l’Aréopage; ce fut alors que la ville commit le plus de fautes sous l’influence des démagogues et à cause de la maîtrise de la mer. (Constitution d’Athènes, XLI)

Ce passage en dit moins, mais il suggère une filiation entre Éphialte et un autre politicien, Aristide (peut-être même une source utilisée par l’auteur de la Constitution d’Athènes ?) ainsi que le jugement global de l’auteur du texte, qui incline dans le sens de l’interprétation aristocratique de l’histoire athénienne.

Otanès, défenseur de la kāra?

Je ne pensais écrire qu’un billet supplémeImage illustrative de l’article Inscription de Behistunntaire sur le débat des Perses et ce n’était pas celui qui suit. Mais dans mes pérégrinations d’un texte à l’autre, je suis tombé sur le pdf d’un ouvrage de Pierre Lecoq où il se fait le reflet de l’idée que le débat des Perses pourrait bel et bien, par-delà sa réécriture par Hérodote dans une terminologie et des préoccupations grecques, avoir une source perse. J’ai creusé un peu et j’ai trouvé ça assez intéressant pour en rendre compte ici. L’ouvrage est une transcription en français des inscriptions connues de la Perse achéménide, donc de nos principales sources textuelles sur cet empire, le tout précédé d’analyses de l’auteur, situant d’abord chacune des inscriptions pour ensuite en faire usage dans une présentation générale de l’empire achéménide. Quoi qu’on pense des analyses de l’auteur, l’accès en français au texte intégral des sources mérite à lui seul le détour par cet ouvrage1.

Pour Lecoq, tous les peuples « indo-européens » – incluant donc les Perses – auraient connu des assemblées d’hommes libres dotées du pouvoir « de légiférer, de rendre la justice et d’élire les magistrats »2. Cette assemblée, Lecoq l’identifie au terme de « kāra », qu’on retrouve dans de nombreuses inscriptions, et notamment celle de Bisotun (à laquelle je m’étais référé dans un précédent billet sous le nom d’inscriptin de Behistun). Lecoq a traduit ce terme par « armée » car, indique-t-il, il est le plus souvent utilisé dans un contexte où la kāra joue un rôle militaire. Toutefois, la traduction par « armée » est réductrice et il serait plus juste de parler de « peuple en armes ». Lecoq pointe plusieurs passage de l’inscription où la kāra semble remplir un rôle plus important qu’une simple armée, faire davantage que juste obéir et combattre. Le souverain doit se la gagner et lui rendre des comptes dans ses conflits avec ses rivaux. Mais le règne de Darius serait, selon l’interprétation de Lecoq, le dernier où la kāra aurait joué ce rôle dépassant sa fonction militaire et on ne retrouverait plus le terme mentionné que sous la seule signification « d’armée » dans les inscriptions plus tardives.

En plus des inscriptions perses, Lecoq mentionne dans ce passage de son analyse deux sources grecque : La Cyropédie de Xénophon et le fameux débat des Perses issu du troisième livres des Histoires d’Hérodote. De la première il dit que « Malgré l’habillage grec dont il entoure son récit, Xénophon (_Cyrop_, 1, 2, 2-5) se fait l’écho de telles institutions chez les Iraniens occidentaux. » 3L’édition de la Cyropédie à ma disposition ne reproduit pas la numérotation de paragraphe, ce qui me rend malaisé de repérer avec certitude le passage auquel se réfère Lecoq, mais voici, ce qui dans le chapitre 2, me paraît illustrer son propos :

Comme les éphèbes, [les hommes faits] se tiennent à la disposition des magistrats dans tous les circonstances où l’intérêt public réclame des hommes déjà réfléchis et encore vigoureux.[…] Tous les magistrats sont choisis parmi eux, à l’exception des maîtres des enfants.

[…]

Ces anciens ne vont plus à la guerre hors de leur pays; ils restent à la ville, où ils jugent tous les différends publics et privés. Ce sont eux qui prononcent les arrêts de mort, ce sont eux qui choisissent tous les magistrats.4

Il y a ici deux difficultés : d’abord, si on peut supposer que le choix des magistrats par une classe d’âge suppose que les anciens s’assemblent, les mentions des pratiques d’assemblées elles-mêmes sont absentes et interpréter ces passages en lien avec l’existence l’assemblée d’un « peuple en arme » est loin de relever de l’évidence. Ensuite et plus fondamentalement, la Cyropédie de Xénophon n’est pas un ouvrage historique. Xénophon a bien écrit des ouvrages historiques, comme les Hélleniques et l’Anabase; il connaît les Perses également (il faisait partie de l’expédition des Dix Milles). Mais la Cyropédie est un ouvrage sur l’art de commander dans lequel, pour servir son propos, Xénophon s’autorise de nombreux accrocs à la réalité historique. P. Chambry, dans la notice de présentation, indique que le choix de présenter Cyrus le Grand comme modèle à imiter devait en partie du fait que « son histoire à demi légendaire étant mal connue des Grecs, [Xénophon] pensait avoir le droit de la modifier selon ses vues. »5 Lecoq le sait, qui qualifie ailleurs dans le même livre la Cyropédie de « roman pédagogique, [qui] cotient beaucoup trop d’éléments appartenant à la fiction pour être prise en compte ici »6.

L’autre source grecque utilisée par Lecoq est, je l’ai déjà dit, Hérodote et plus précisément le passage sur le débat des Perses. Lecoq reconnaît que les concepts, le vocabulaire et l’argumentation sont grecs, mais à son avis, « l’insertion, de ce texte, à cet endroit, par Hérodote n’est pas innocente »7 et renvoie à la disparition de la fonction politique de la kāra sous le règne de Darius, dont Lecoq voit la confirmation dans le fait, déjà évoqué, qu’elle n’apparaît plus dans les inscriptions postérieures. Par ailleurs, Lecoq rappelle le passage où Otanès renonce à toute prétention au pouvoir en échange de quoi sa famille n’aura à obéir à aucun souverain et rapproche cet épisode d’un autre paragraphe de l’inscription de Bisotun. Voici l’extrait en question :

Le roi Darius déclare :

Toi qui par la suite, sera roi,

protège bien la famille de ces hommes.

Ce paragraphe en suivant un autre qui procédait à l’énumération des participants au coup d’État contre l’usurpateur, Lecoq l’annote en disant « Rappelle le traitement de faveur dont bénéficie la famille d’Otanès, selon Hérodote »8. (p.212, pour la traduction et l’annotation) Toutefois, à la lecture de la traduction, je ne vois aucune raison de rapporter la protection de la famille de « ces hommes » à Otanès spécifiquement. Mais accordant foi à Hérodote pour compléter son analyse, Lecoq interprète le tout comme un signe que l’élimination de la kāra s’est fait « en douceur »9.

En lisant Lecoq, j’ai été pris de l’enthousiasme des nouvelles découvertes. La notion de kāra était toute nouvelle pour moi et cette manière de parler des Perses cassait largement l’image que j’en avais. Or, j’aime cette sensation de casser les idées reçues. J’ai voulu creuser pour savoir ce que je trouverais de plus sur la kāra. Sans faire une recherche bibliographique extensive, je suis essentiellement tombé sur des textes de Pierre Briant, auteur d’une grande synthèse sur l’empire achéménide, qui est en désaccord marqué avec les lectures de Lecoq.

Dans le Bulletin d’Histoire Achéménide, Briant écrit ne pas pouvoir accepter l’interprétation de Lecoq. Sans élaborer son argumentation (il renvoie à d’autres publications) il indique que l’interprétation du terme dans son contexte ne lui permet pas de le lire comme Lecoq. D’autre part, il lui semble que les versions du texte dans les autres langues ne renvoie pas au même sens10. Briant semble avoir détaillé son argumentation dans un texte publié en 1994, mais je n’ai pas encore pu mettre la main sur celui-ci. À défaut, j’ai plutôt été fureter dans son ouvrage de synthèse, Histoire de l’Empire perse, s’il y était fait mention de la kāra. Briant utilise également une interprétation en termes de « peuple en arme », ce n’est donc pas la traduction qui est à la source du désaccord, mais le sens donné au concept de peuple en arme. Discutant l’époque de Cyrus, il note que Hérodote mentionne que ce dernier a convoqué une « assemblée des Perses ». De là, « on est tenté de supposer que, dans l’armée, chaque chef de tribu conservait le commandement de son propre contingent, sous l’autorité suprême du roi. Celui-ci était le chef (karanos) du «peuple en armes » (kāra) ». Toutefois, Briant prend aussitôt ses distances avec Hérodote. Pour Briant, le fait que l’armée Perse était organisée pour effectuer des conquêtes durables impliquerait que « l’armée de Cyrus était tout autre chose que la réunion circonstancielle de contingents tribaux combattant en ordre dispersé et conservant leurs propres modes de combat. » Cyrus ne pourrait par ailleurs pas n’être « que le plus important des chefs de tribus, un primus inter pares. » puisque la succession dynastique achéménide serait trop régulière pour cela.11 Bien qu’intéressants, il faut noter que ces arguments reposent essentiellement sur ce que Briant considère être une organisation militaire efficace.

Dans les mentions qu’il fait du débat des Perses, Briant pose la question de savoir si la crise dynastique « avaient fait ressurgir, d’un très lointain passé, les aspirations des chefs de clans et de tribus à gouverner collectivement », pour indiquer ensuite que c’est peu probable, puisque cela « implique qu’un certain nombre d’aristocrates perses remettaient en cause les acquis des conquêtes, dont ils bénéficiaient tant. »12 Dans les annotations documentaires du chapitre, il indique fait celle-ci :

la bibliographie sur le « débat constitutionnel» est considérable: cf. Gschnitzer 1977: 30-40; Wiesehöfer 1978: 203-205 ; beaucoup d’auteurs jugent que, sous une forme grecque, Hérodote (qui affirme détenir ses informations de sources perses) a retransmis une réalité perse (cf. Dandamaev 1989a :106); cette interprétation est elle-même étroitement articulée sur celle qui fait de Bardiya un ennemi acharné de la noblesse; elle est également fondée sur la thèse de l’existence d’une Assemblée des nobles, aux décisions desquelles devraient se rendre même les rois; pour différentes raisons, cette thèse «féodale» me paraît insoutenable.13

Tout à fait profane en histoire antique, je me garderai bien de trancher entre les différentes versions présentées, bien que j’ai tenté de commenter les arguments et leurs limites. D’une manière générale, les arguments de Lecoq semblent reposer sur des interprétations aventureuses. Le scepticisme de Briant semble plus prudent, mais si certains de ses arguments me paraissent solides (la comparaison entre les traductions), d’autres reposant sur la vraisemblance me semblent devoir être pris avec un grain de sel. Mais les débats entre antiquisants sont complexes et difficiles, car ils reposent sur des sources très lacunaires rédigées dans des langues anciennes. Il me semblait toutefois intéressant de rendre compte de ce débat et d’introduire un peu d’incertitude dans l’appréhension de l’empire perse, de faire quelques découvertes en chemin.

Notes

1Pierre LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide (Paris: Gallimard, 1997).

2LECOQ, 168.

3LECOQ, 168.

4XENOPHON, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 32.

5Pierre CHAMBRY, « Notice sur la Cyropédie », in Xénophon, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 16.

6LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide, 73.

7LECOQ, 168‑69.

8LECOQ, 212.

9LECOQ, 169.

10Pierre BRIANT, « Bulletin d’histoire achéménide (BHAch I) », Topoi. Orient-Occident, no supp.1 (1997): 51.

11Pierre BRIANT, Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Paris: Fayard, 1996), chap. Prologue.

12BRIANT, chap. 3.

13BRIANT, chap. note documentaires.

L’accusation de Mélétos contre Socrate

La mort de Socrate, Jean-Louis Davis (1787)

Je prends une petite pause dans ma série sur le débat des Perses pour publier un billet qui, au départ, se voulait être une brève – mais dépasse finalement les 800 mots. Il a quand même l’esprit d’une brève, puisqu’il s’agit de présenter un petit extrait de document, plutôt qu’une thématique générale. L’extrait qui a attiré mon attention est le suivant:

 

Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pithée, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè: Socrate enfreint la loi, parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise: la mort.1

Lorsqu’on traite du personnage de Socrate, il est d’usage d’évoquer trois grandes sources: les écrits de ses disciples Platon et Xénophon et la pièce Les Nuées d’Aristophane, qui fait la satire des sophistes en les incarnant en Socrate (cf cette vidéo très bien faite). L’extrait ci-haut ne provient d’aucune de ces trois sources. Elle trouve son origine dans le procès même de Socrate, qui était conservé aux archives d’Athènes. Car les Athéniens conservaient des archives. D’après Hansen,

Les Athéniens avaient bien des Archives publiques au Mètrôon, sur l’Agora, où chaque citoyen pouvait obtenir à sa demande une copie de n’importe quel document public, écrite sur papyrus […]2

Des document publics ont donc été conservés. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous sont généralement des fragments d’inscriptions concernant ceux de ces documents qui devaient être faits connus du public. Pour être ainsi rendus publics, ils devaient être affichés à la vue de tous sur des supports publics, tels que du marbre ou, plus rarement, du bronze. Mais ce n’est pas par une de ces inscriptions que nous connaissons l’accusation de Socrate par Mélétos. Conservée aux archives d’Athènes, elle fut consultée au IIe siècle après Jésus Christ par un orateur et philosophe dénommé Favorinus d’Arles qui, venu parfaire son éducation à Athènes, y consulta les archives et transcrivit dans l’un de ses ouvrages l’accusation contre Socrate qu’il y avait trouvée. Des oeuvres de Favorinus d’Arles, seule une petite partie ont été conservées. Conserve-t-on celle où il a consigné l’accusation contre Socrate? je l’ignore, mais je ne le crois pas. C’est que Paulin Ismard ne le précise pas et qu’il ne cite pas Favorinus directement: il le cite d’après Diogène Laërce. Le document semble donc nous être parvenu à travers deux intermédiaires.
Il faut ajouter qu’il manque des clés d’interprétation sûres au document. En effet, comme l’indique Ismard, il est difficile de savoir si l’accusation, telle qu’elle est formulée, est le produit d’une formulation standard pour ce type de procédure, ou si elle est véritablement révélatrice des reproches faits à Socrate.
Ismard, toutefois, trouve néanmoins des éléments qui lui permettent d’incliner vers la première hypothèse.3 Dans un chapitre qu’il consacre à la thématique de l’impiété de Socrate, il explique qu’il est très difficile d’identifier un lien entre ces accusations et ce qu’on connaît de ce que Socrate faisait réellement. Par ailleurs, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité était une pratique parfaitement tolérée dans les années où s’est tenu le procès de Socrate. Autre point soulevé, d’autres sophistes de ce temps ont tenu des propos bien plus subversifs que ceux de Socrate en matière de piété, sans avoir été inquiétés. De plus, si les disciples de Socrate – et particulièrement Xénophon – se sont attachés à démontrer dans leurs écrits que leur maître avait été un homme très pieux, aucun ne cherche à réfuter l’idée qu’il aurait introduit de nouveaux dieux dans la cité, comme si cela n’avait aucune importance. Enfin, il existe un autre procès pour impiété célèbre dont nous gardons des traces, qui n’est pas susceptible d’avoir été influencé par la littérature sur le procès de Socrate: celui de la prostituée Phrynè. Les accusations contre cette dernière sont étrangement semblables aux accusations contre Socrate: introduire un nouveau dieu dans la cité et corrompre la jeunesse. Dans le droit athénien, explique Ismard, la légalité de la mise en accusation était d’abord vérifiée par l’archonte-roi (c’est à cette étape qu’est produit le document qui nous intéresse), puis ensuite jugé par le tribunal de citoyens sélectionnés au hasard. Au moment du jugement, les catégories juridiques demeurent délibérément floues. Même si l’accusation est « il a introduit de nouveaux dieux dans la cité », les juges n’ont pas à statuer sur cette affirmation précise, à cette étape il s’agit plutôt d’établir si, selon eux, il y a eu impiété de la part de l’accusé. C’est ce qui explique que des individus jugés pour des motifs aussi différents que Socrate et Phrynè puissent faire l’objet d’accusations pratiquement identiques. Suivant le raisonnement d’Ismard, l’un et l’autre auraient plutôt été plutôt jugés sur une catégorie générale « d’impiété » que sur les chefs d’accusation précis que sont la corruption de la jeunesse et, surtout, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité ou la négligence des dieux de la cité. Notons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse bien argumentée, mais qu’elle comporte une part importante d’incertitude.

Notes

1 Paulin ISMARD, L’événement Socrate (Paris: Flammarion, 2017), chap. 2,

2 Mogens Herman HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie, Texto (Paris: Tallandier, 2009), 33.

3 ISMARD, L’événement Socrate, chap. 4.

Bibliographie

HANSEN, Mogens Herman. La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie. Texto. Paris: Tallandier, 2009.

ISMARD, Paulin. L’événement Socrate. Paris: Flammarion, 2017.

Ouvrage que je n’ai pas lu mais qui aurait été bien sur le sujet:

Claude Mossé, Le procès de Socrate, 2012. Cf ici.

Le débat des Perses chez Hérodote (3) – La part de la guerre

Jusqu’à maintenant, j’ai assez peu discuté des arguments présentés au sein du débat. Dans ce billet, j’aimerais revenir sur la place des enjeux militaires au sein des débats sur les régimes politiques antiques. J’ai eu envie d’aborder ce thème, car, pour discret qu’il soit – principalement une phrase dans l’argumentation de Darius, auquel on peut peut-être ajouter une exclamation de Mégabyze – il a une importance primordiale dans les préoccupations de l’époque, tandis qu’il est facile pour nos contemporains de lever le nez sur celui-ci. Dans des sociétés où les valeurs guerrières sont aussi importantes que chez les Grecs et les Perses, il faut donner à cet argument toute son importance.

J’ai eu l’occasion de mentionner rapidement l’existence de deux passages où on peut percevoir un jugement d’Hérodote sur la vertu militaire qu’inspire la démocratie, pour l’un, ou la vaillance que peut inspirer le regard d’un monarque, pour l’autre. Je prendrai ici le temps de les citer, pour insister sur l’importance des considérations militaires dans le débat sur les régimes.

Le premier passage fait suite au récit de l’avènement de la démocratie à Athènes. Hérodote raconte que les Athéniens chassèrent leurs tyrans une première fois et que « [d]éjà puissante, Athènes le devint plus encore lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. » (V, 66) Puis, deux Athéniens, Isagoras et Clisthènes, luttèrent pour le pouvoir; ce dernier « vaincu, se tourna du côté du peuple » et entama des réformes démocratiques afin de mettre le peuple de son côté. Après avoir battu une expédition spartiate qui tentait de rétablir Isagoras au pouvoir, la démocratie devient véritablement le régime d’Athènes.

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux: soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans on propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise. (V, 78)

L’autre passage que je souhaite citer nuance considérablement l’idée de l’infériorité militaire de la monarchie. Car ce qu’il suggère c’est que, si le monarque est présent sur les lieux de la bataille, sa présence peut dynamiser les troupes. Ainsi à la bataille de Salamine:

[…] ils étaient(car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu’ils ne l’avaient été devant l’Eubée, car tous rivalisaient d’ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi. (VIII, 86)

Pour revenir au débat des Perses, on y retrouve les valeurs militaires, d’une part comme critique de la démocratie, d’autre part comme argument en faveur de la monarchie. C’est d’abord Mégabyze qui avance qu’une démocratie est incapable de se gouverner de manière éclairée et s’en retrouve par conséquent affaiblie. C’est pourquoi il s’exclame: « Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! » (voir les extraits ici). Ce passage éclaire quelque peu celui où Hérodote évoque l’instauration de démocraties par les Perses dans les cités ioniennes où il indique que « [le général perse] Mardonios débarrassa les cités ionniennes de leurs tyrans et les transforma en démocratie. » (Hérodote, VI, 43), tout en soulignant que les Grecs seraient très surpris de cette initiative. Les cités ioniennes, en effet, gouvernées par des tyrans, venaient de se soulever et d’être matées. Si les tyrans ionniens venaient de faire la preuve qu’ils n’étaient pas dociles, et si les Perses croyaient, à l’instar de Mégabyze et Darius, que des régimes populaires seraient de moins dangereux ennemis, alors remplacer les tyrans rebelles par des démocraties paraît être une décision logique. Il faut noter toutefois qu’Hérodote ne fait pas lui-même une telle mise en perspective et semble plutôt accueillir ces changements de régime comme une forme de libération pour les Ioniens par rapport à leurs tyrans – si toutefois le verbe « débarrasser » traduit fidèlement les connotations de l’original.

L’argument de Darius, de son côté, concerne les secrets militaires: « jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé ». Cinzia Bearzot confirme qu’il s’agira d’un argument thématique dans la réflexion sur la démocratie chez les Grecs. Démosthène, un démocrate, rappellera que c’est un avantage dont jouit Philippe de Macédoine par rapport à Athènes:

« Devant la rapidité d’action et l’efficacité d’un souverain comme Philippe, capable de concentrer tous les pouvoirs dans ses mains et d’agir promptement sur la base de ses seules décisions personnelles, sans les dévoiler si cela s’avère nécessaire, le processus décisionnel transparent, mais aussi inévitablement lent, de la démocratie athénienne semblait inadéquat, même aux yeux des démocrates convaincus, car faible et peut réactif, et aussi aisément exposé à être éventé à travers des décisions d’espionnage. »1 (2015, p.118)

Bearzot développe ce thème en rappelant des cas connus à travers des enjeux rencontrés par les stratèges Miltiade après la bataille de Marathon, Thémistocle à la veille de la guerre du Péloponnèse, ou Périclès et Theramène au cours de celle-ci. Dans tous les cas, ils durent élaborer des pratiques autour du secret militaire qui constituaient des décalages(provisoirement acceptés) par rapport aux normes démocratiques athéniennes. Or, ces décalages peuvent introduire le soupçon que l’urgence du moment est exploitée pour trahir la démocratie et usurper le pouvoir. On retrouve par ailleurs dans un discours prêté à Périclès par Thucydide la mention que les athéniens doivent se reposer sur leurs seules vertues guerrières sans compter sur le secret et la surprise:

« Nous nous distinguons encore de nos adversaires par la façon dont nous nous préparons à la guerre. Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements ou qu’on ne soit témoin de certains faits dont la divulgation pourrait rendre service à nos ennemis. Car, plutôt que sur les préparatifs et les effets de surprise, nous comptons sur le courage avec lequel nos homme se battent. » (Thucydide, II, 39)

Ce discours est une oraison funèbre pour les hommes tombés au combat lors de la première année de la guerre du Péloponnèse, il faut donc faire la part de l’idéalisation de ce type de discours. On l’a déjà dit, Périclès verra la nécessité du secret en des occasions plus concrètes. Mais il importe de voir ici la réponse idéologique apportée par les démocrates à la critique de l’inefficacité militaire de la démocratie.

Il est naturel d’entretenir un certain scepticisme par rapport à l’argument de Darius. Il y a à ça de bonnes et de mauvaises raisons. Parmi les mauvaises, les habitudes créées chez nous par les démocraties représentatives, où la population ne participe guère aux délibérations militaires, par rapport à une démocratie directe comme celle d’Athènes, où elle est directement impliquée dans les décisions. Parmi les bonnes, on peut se demander à quel point un monarque pouvait vraiment être seul à conserver le secret de ses projets tout en conservant l’efficacité de la chaîne de commande. Pour que ses ordres soient bien exécutés, au moins une partie des exécutants devaient en comprendre le sens – ce qui permet d’affirmer que la formulation d’un Darius (ou d’un Démosthène) est sans doute exagérée, mais n’invalide pas forcément tout l’argument.

Quoiqu’il en soit de ce qu’on pense de l’argument, il témoigne du moins de l’importance que cette préoccupation avait aux yeux des contemporains.

Notes

1Cinzia BEARZOT, « La monarchie dans le Tripolitique d’Hérodote (III, 82) », Ktèma, no 40 (2015): 118.